Se rencontrer pour mieux nourrir les bouches allemandes : un voyage d’affaires à Saint-Malo en 1929

Le voyage d’une « mission commerciale allemande » à Saint-Malo à la fin du mois d’avril 1929 peut de prime abord sembler bien anodin. S’insérant dans une tournée nationale pilotée par le Consulat de France à Cologne, cette visite nous est connue par une série d’articles publiés par Jean Tholomé dans les colonnes de L’Ouest-Eclair. Ce faisant elle constitue un intéressant sujet d’histoire, tant les archives relatives à ce types de rencontres sont rares, et invite à deux remarques.

A Saint-Malo, un jour de marché. Carte postale. Collection particulière.

En premier lieu, ce que rappelle cette mission commerciale c’est l’importance des relations économiques franco-allemandes en cette fin des années 1920, tout particulièrement pour la puissance agricole qu’est alors la Bretagne. Ainsi, le secrétaire de la Chambre de commerce de Cologne n’hésite pas à affirmer que si la péninsule armoricaine est célèbre pour ses « landes fleuries », ses « côtes pittoresques » et ses « plages agréables », c’est avant tout à ses yeux « le  pays des choux-fleurs, des pommes de terre, des pommes et des tomates »1. Et un important importateur de la région de Cologne d’affirmer que la Bretagne « est susceptible d’être […] une réserve très sûre, quant à la quantité et à la qualité, de fruits, de primeurs et de légumes »2. Le but d’un tel voyage est d’ailleurs de renforcer ces relations commerciales en permettant une meilleure adéquation de la production bretonne aux besoins et goûts allemands.

Mais, bien évidemment, 15 ans à peine après l’assassinat de l’archiduc François Ferdinand à Sarajevo, un tel voyage d’affaires ne peut se concevoir sans prendre en compte l’ombre portée de la Grande Guerre. Or celle-ci semble consciemment éludée par les acteurs, comme si la question de la responsabilité du conflit devait passer après les relations commerciales. C’est ainsi par exemple que Jehan Tholomé pour L’Ouest-Eclair évoque pudiquement « le formidable cataclysme qui bouleversa le monde »3, tournure de phrase elliptique, impersonnelle, qui tranche singulièrement avec la ligne éditoriale du quotidien breton qui, à l’instar de l’immense majorité de la presse française de l’époque, reste cramponnée au montant des réparations fixées par le traité de Versailles.

A Saint-Malo, la délégation allemande est reçue par le président de l’Union des exportateurs, un certain René Bihoreau4. Rachetant au tout début des années 1910 la maison Fauchon-Langevin spécialisée dans l’exportation de pommes de terre, fruits et légumes, il est en 1929 une figure en vue de la bourgeoisie d’affaires malouine, président de surcroît l’Union commerciale et industrielle de Saint-Malo, Paramé et, surtout, le Tribunal de commerce de Saint-Malo. Mais  les sociabilités de René Bihoreau ne se limitent pas au réseau d’affaire puisque, mobilisé en août 1914, il sort du rang pour conquérir les galons de capitaine au 47e régiment d’infanterie et s’investit dès le début des années 1920 dans le mouvement ancien combattant. Dès lors, une question évidente se pose : à peine dix ans après sa démobilisation, que peut bien penser cet homme en présence de cette « mission commerciale allemande » ? Malheureusement, la série d’articles publiés par Jean Tholomé ne permet nullement de le savoir…

Un produit d'exportation pour l'économie bretonne et maloune : les choux-fleurs. Carte postale. Collection particulière.

Pour autant, il serait sans doute naïf de croire que l’import-export efface toutes les plaies de la guerre et permet une plus grande concorde entre les peuples. Si les relations économiques et le libre-échange sont assurément un facteur de paix, il est difficile de faire la part sous la plume de Jéhan Tholomé de ce qui relève d’avantages économiques – une agriculture de qualité, des terroirs renommés…. – d’un chauvinisme marqué, reléguant les Allemands à des « bouches affamées » dans un pays « noir » et industrieux5.

Erwan LE GALL

 

 

1 THOLOME, Jéhan, « Après le voyage en Bretagne d’une mission commerciale allemande », L’Ouest-Eclair, 30e année, n°10045, 29 avril 1929, p. 4.

2 THOLOME, Jean, « Après le voyage en Bretagne d’une mission commerciale allemande », L’Ouest-Eclair, 30e année, n°10046, 30 avril 1929, p. 4.

3 THOLOME, Jéhan, « Après le voyage en Bretagne d’une mission commerciale allemande », art. cit..

4 THOLOME, Jehan, « Après le voyage en Bretagne d’une mission commerciale allemande », L’Ouest-Eclair, 30e année, n°10047, 1er mai 1929, p. 7.

5 THOLOME, Jéhan, « Après le voyage en Bretagne d’une mission commerciale allemande », art. cit..