Une semaine pas si noire. Le Krach boursier de 1929 vu dans l’actualité bretonne

Le krach boursier d’octobre 1929 apparaît comme une date centrale et décisive du XXe siècle. Son lien avec la Seconde Guerre mondiale, qui éclate quelques années plus tard, est régulièrement mis en avant. Pourtant, vu d’Europe, les contemporains ne ressentent pas particulièrement le danger que constitue l’éventuelle propagation sur les marchés européens de cette crise. Ainsi, le krach boursier apparaît presque comme un non-événement. En ce sens, l’enquête menée « à chaud » par Jacques Lefebvre, journaliste à L’Ouest-Eclair, permet de mieux éclairer la perception que se font les Bretons de cette crise1.

Le krach boursier : un non-événement aux yeux des contemporains.

Le jeudi 24 octobre 1929, commence une semaine « noire » à Wall Street, ponctuée de nombreuses chutes des cours boursiers. Certes, en Europe, les contemporains saisissent l’ampleur de la crise et n’hésitent pas à titrer sur le « plus grand Krach financier de l’histoire du monde ». Pourtant, malgré ce constat, l’information est peu traitée et largement reléguée aux deuxième ou troisième pages des quotidiens nationaux. Si L’Humanité attribue la responsabilité de ce mutisme à l’ambassade américaine qui a « fort habillement étouffé [ce] krach sans précédent »2, il faut davantage voir dans la « crise ministérielle » les raisons de ce silence relatif. En effet, le 22 octobre, le cabinet dirigé par Aristide Briand est désavoué par la Chambre des députés3 et durant onze jours, la presse spécule sur la formation d’un nouveau gouvernement4. L’actualité nationale domine donc tout, au point d’éclipser les événements new-yorkais.

La méconnaissance de ces derniers poussent par ailleurs les journalistes – c’est ici le cas de Jacques Lefebvre – à colporter des rumeurs telles que les innombrables défenestrations observées à New-York :

« Les journaux américains d’aujourd’hui, malgré l’optimisme imposé, sont encore pleins d’histoires de banquiers multimillionnaires qui se jettent par la fenêtre du haut de leur gratte-ciel ou qui se logent des balles de browning dans le temporal. On liquide et on s’en va...5»

Des suicides qui relèvent en réalité davantage du fantasme collectif. C’est en tout cas les conclusions faites en 1955 par l’économiste canadien John Kenneth Galbraith dans son essai The Great Crash6.

Un large optimisme sur la solidité du marché européen

Si les répercussions du krach sur les bourses européennes ne sont pas ignorées, aucune inquiétude ne transparaît sur l’effondrement des marchés européens. Et pour cause, envisager les risques à long terme nécessite de comprendre préalablement les causes profondes de la crise boursière. Or, ces dernières sont encore aujourd’hui l’objet de débats entre les différentes écoles de pensée économique7. Ainsi c’est sans surprise que L’Humanité profite de la situation pour dénoncer une nouvelle fois « l'orgie spéculative » responsable de la crise et rappelle naturellement le bien fondé des directives révolutionnaires8.

Soucieux des conséquences sur le marché français, le journaliste Jacques Lefebvre enquête à Paris. Son article, qui parait le 1er novembre 1929 dans L’Ouest-Eclair, est très optimiste. Selon ses interlocuteurs, le marché français reste sain tant sur le plan financier – « [des répercussions] faibles, et en tout cas localisées dans certains groupes financiers bien définis » –  que commercial. Sur ce dernier point, le directeur d’une entreprise d’exportation franco-américaine assure que le seul commerce concerné par une chute des ventes est celui du luxe. Il prédit

« un ralentissement du commerce parisien de haut luxe, dont une bonne partie de la clientèle est américaine. Oncle-Sam pourrait se serrer la ceinture d’un cran et dévorer un peu moins de manteaux de vison, de robes des grands couturiers et de bracelets de diamants. Mais cela n’est pas sûr du tout ! »

A la bourse de New-York, peu après le krach. Wikicommons.

Une raison accrédite un tel optimisme : les Français n’ont pas la fièvre boursière. Aux Etats-Unis, il n’existe pas de différence sociale aux yeux de Wall Street, tout le monde  joue. Ainsi, la moindre crise a pour conséquence directe de se répandre dans l’intégralité de la société. C’est en tout cas le message adressé par un Américain sur le point de rentrer au pays pour régler ses affaires :

« À New-York, la panique a dû frapper toutes les classes de la société. Car ce n'est pas comme à Paris, où seuls les capitalistes jouent à la Bourse. Là-bas. les moindres grooms, les commis laitiers, les petits mitrons spéculent à terme et vendent ou achètent à tours de bras. »

Ce dernier se veut également rassurant. Cet « homme de Wall Street » – censé connaître son sujet – rassure le journaliste français en lui expliquant que les crises sont cycliques et reviennent tous les trois ans – une lecture « accélérée » de Nikolaï Kondratiev. Celle de 1929 sera bientôt oubliée :

« Je vais vous donner un moyen bien simple de vous en assurer. Consultez d’ici huit jours les statistiques du Mont-de-Piêté et les annonces des journaux où sont publiées les offres de ventes d'automobiles. À New-York, en période de krach, on engage chez ma tante et on vend des voitures dix fois plus qu’en temps normal. Ce serait bien étonnant qu’il n’en fût pas de même à Paris ! »

Cet article de L’Ouest-Eclair est intéressant en ce qu’il montre bien que les contemporains ont une vision à court terme des conséquences du krach boursier de 1929. Et pour cause, il est bien difficile de prendre la mesure de l’événement. C’est en réalité une longue dépression économique qui se profile. Le 11 mai 1931, la crise resurgit visiblement avec la faillite bancaire du Kredit Anstalt en Autriche. Cette dernière se répercute progressivement sur l’Allemagne puis sur l’Angleterre. La dévaluation de la livre sterling en septembre 1931 entraîne finalement les premiers signes de la crise en France9. Les effets à long terme de la semaine noire d’octobre 1929.

Yves-Marie EVANNO

1 LEFEBVRE, Jacques, « Le plus grand Krach financier de l'histoire du monde a-t-il eu à Paris des répercussions ? », L'Ouest-Eclair, n°10231, 1er novembre 1929, p. 2.

2 « Des nuages dans le ciel de la prospérité », L'Humanité, n°11277, 29 octobre 1929, p. 3.

3 « Chute du ministère. La cabinet Briand mis en minorité par la Chambre », Le Petit-Parisien, n°19230, 23 octobre 1929, p. 1.

4 « La crise est terminée au onzième jour. Le ministère Tardieu est constitué », Le Petit-Parisien, n°19241, 3 novembre 1929, p. 1.

5 LEFEBVRE, Jacques, « Le plus grand Krach financier de l'histoire du monde a-t-il eu à Paris des répercussions ? », L'Ouest-Eclair, n°10231, 1er novembre 1929, p. 2.

6 GALBRAITH, John Kenneth, The Great Crash, Boston, Houghton Mifflin, 1955.

7 BERSTEIN, Serge, et MILZA, Pierre, Histoire du XXe siècle – La fin du « monde européen » (1900-1945), Hatier, Paris, 1996, p. 234.

8 « Des nuages dans le ciel de la prospérité », L'Humanité, n°11277, 29 octobre 1929, p. 3.

9 BERSTEIN, Serge, et MILZA, Pierre, op. cit., p. 273.