Entendre la Grande Guerre ?

On mesure souvent la santé d’une institution culturelle dans sa faculté à étonner, intriguer, parfois même déranger le public. Et de ce point de vue, force est d’admettre qu’il n’y a sans doute pas beaucoup d’inquiétude à avoir pour l’Historial de la Grande Guerre tant sa dernière exposition temporaire est novatrice. Là où beaucoup, en cette riche année de centenaire de 1914, nous promettent monts et merveilles – vous allez voir ce que vous allez voir ! – le célèbre musée de Péronne ne nous propose pas de nous montrer une fois encore le conflit selon un angle plus ou moins novateur mais de l’entendre.

Si cette démarche s’inscrit bien dans la tradition d’histoire culturelle consubstantielle à cet établissement, il n’en demeure pas moins que ce choix est particulièrement osé et que, fondamentalement, cette exposition repose sur un gigantesque paradoxe. En effet, comme le rappelle S. Audoin-Rouzeau dans la préface de l’excellent catalogue de l’exposition1, il n’existe aucun enregistrement des bruits de la guerre, si ce n’est « un sonagramme avant la lettre qui, le 11 novembre à 11 heures, a enregistré la disparition du roulement continu de l’artillerie, et l’instauration d'un silence inusité depuis l’été 1914 » (p. 9). Un propos qui nécessite probablement d’être nuancé tant il parait faire peu de cas des secteurs calmes où, par définition, les bruits d’artillerie et de mitrailleuses sont rares, mais qui néanmoins dit bien l’improbable gageure de cette exposition qui entend faire écouter l'inaudible.

Moins que le champ de bataille, c’est donc la guerre dans tout ce qu’elle a de périphérique au combat que propose d’ouïr l’Historial entre musiques militaires, chansons de l’arrière et du front, concerts pour les troupes et autres compositions résultant des mobilisations artistiques. Mais l’histoire culturelle de la violence n’est pas oubliée et l’on attirera à ce propos l’attention du lecteur sur le passionnant texte de G. Bruel sur les traumatismes auditifs de la Grande Guerre (p. 120-126), une dimension trop souvent oubliée de l'histoire des atteintes faites aux corps.

Au final, il y a donc une exposition d’excellente facture, résolument neuve et qui sans conteste apporte à notre compréhension de la Première Guerre mondiale. Mais on ne saurait terminer cette trop courte présentation sans s’attarder sur deux points absolument fondamentaux qui en disent long sur notre rapport à ce conflit en cette période de centenaire.

Le premier concerne une stupéfiante création sonore qui propose une immersion dans l’univers auditif du champ de bataille. Adossé à la paroi de la sorte d’alcôve dans laquelle est diffusée une suite de sons pendant huit minutes, le visiteur est placé dans une véritable expérience sensorielle mêlant à l’ouïe le toucher, puisque l’accent est mis sur les vibrations engendrées par les explosions d’obus, que l’on imagine de gros calibre. Il en résulte un espace aussi bluffant sur le plan technique que stimulant intellectuellement. Car si cette installation est intéressante c’est qu’en offrant une sorte de cocon sensoriel, elle favorise la réflexion sur ce conflit et, de manière générale, sur la violence. Or, justement, le paradoxe est qu’en voulant recréer l’univers sonore du champs de bataille, le concepteur de cette performance produit un espace qui, agréable, pourvu de sons lointains et de lumières tamisées, est l’antithèse de l’horreur des tranchées. Car si ce remarquable espace est réaliste, ce n'est que dans la transposition du son du champ de bataille perçu à plusieurs kilomètres du front, et non pas terré en première ligne. En ce qu’il dit bien combien est difficilement saisissable l’expérience combattante de la Première Guerre mondiale, ce paradoxe souligne en fait le gouffre géographique, temporel, intellectuel qui aujourd’hui nous sépare de ce conflit.

La sorte de galerie dans laquelle on peut écouter l'installation sonore qui accompagne cette exposition. Cliché: E. Le Gall.

Or là n’est pas le seul signe de cet éloignement. En effet, comme il est désormais de rigueur depuis que l’histoire de la mémoire a conquis ses lettres de noblesse, l’exposition s’achève sur un certain nombre de supports sonores traitant de la Grande Guerre et qui, produits dans la seconde partie du XXe siècle, constituent autant de vecteurs du souvenir. Parmi les quelques objets présentés, deux pochettes d’album : Les 7 Trompettes de la renommée de Georges Brassens et 1916 de Motörhead. Or ce qui frappe ici n’est pas tant ce choix, au demeurant très judicieux, que l’absence de polémiques suscitées par la présence dans cette exposition de l’auteur des Deux oncles et de l’inénarrable Lemmy Kilmister, icône du heavy metal et incarnation de la plus absolue rock’n roll attitude. Moins qu’une indifférence polie, il faut sans doute analyser cette absence de levée de boucliers comme la marque d’un rapport plus apaisé à ce conflit, ce dont on ne peut bien évidemment que se féliciter.

Au final, l'Historial de Péronne propose avec cet Entendre la guerre une exposition temporaire absolument incontournable qui, à elle seule, justifie un déplacement dans la Somme.

Erwan LE GALL

 

1 GETREAU, Florence (Sous la direction de), Entendre la guerre. Sons, musiques et silence en 14-18, Paris, Gallimard / Historial de la Grande Guerre, 2014. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.