André Siegfried, 100 ans après

Certains ouvrages atteignent parfois un tel niveau de notoriété qu’ils en deviennent comme quelques classiques de la littérature : tout le monde en a entendu parler, peu les ont lu et encore plus rares sont ceux qui savent ce qu’il faut en penser. Le Tableau politique de la France de l’Ouest publié en 1913 par André Siegfried entre assurément dans cette catégorie. On ne peut donc que se satisfaire de la sortie aux Presses universitaires de Rennes d’un ouvrage collectif entendant, avec un siècle de recul, revenir dans une perspective pluridisciplinaire sur cette enquête fondatrice, sur ses forces, ses faiblesses et sa postérité1.

A gauche, André Siegfried, en 1924. Bibliothèque nationale de France / Gallica: département Estampes et photographie, EI-13 (1108).

L’un des principaux mérites de ce volume est précisément de revenir sur la genèse méconnue de ce livre. Plusieurs auteurs rappellent ainsi que le Tableau est intimement lié à l’expérience politique d’André Siegfried, certains éléments de discours prononcés par le candidat malheureux à la députation qu’il est – soulignons ici sur le remarquable article d’A. Garrigou sur son parachutage dans les Basses-Alpes en 1902-1903 (p. 29-41) – étant par la suite repris dans sa célèbre étude de géographie électorale (p. 19). André Siegrfried a d’ailleurs lui-même, au soir de sa vie, avancé que son maître-ouvrage avait pu constituer une sorte d’outil pour tenter de comprendre ses propres revers électoraux, et accessoirement d’en faire le deuil (p. 39).

Mieux, A.-L. Saguin montre que si le Tableau politique de la France de l’Ouest est aujourd’hui encore une référence incontournable, celle-ci se vend peu (p. 21-22) : un tirage initial à semi-compte d’auteur à 1 350 exemplaires et des rééditions tout au long du XXe siècle qui, au total, atteignent péniblement les 10 000 copies. Des chiffres qui bien entendu posent question puisqu’en définitive on se trouve en présence d’une étude que tout le monde connaît mais que, sans mésestimer l’influence des bibliothèques, personne ou presque n’a lue. Le Tableau ne constitue d’ailleurs pas dans le champ académique la rupture totale que l’on veut bien souvent présenter, les travaux d’André Siegfried venant s’inscrire dans le sillage de ceux d’auteurs aujourd’hui oubliés, à l’instar de l’historien américain Orin Grant Libby (p. 45 et suivantes).

Aussi, c’est bien au final à une lecture distanciée et critique du Tableau politique de la France de l’Ouest que se livrent les différents contributeurs du volume. Loin du discours ambiant érigeant cette étude en véritable élément de patrimoine (M. Sempé, p. 61-75), loin aussi des « analyses » qui aujourd’hui encore entendent expliquer les résultats électoraux actuels en fonction des conclusions de ce livre, l’ouvrage porte un regard critique sur le « déterminisme tellurique » (p. 248) inhérent à l’analyse siegfriedienne car, non, la terre n’explique pas à elle seule le vote. L’évolution politique de la Bretagne au cours de la Ve République, présentée par le spécialiste des gauches qu’est François Prigent, en est à cet égard une brillante démonstration.

L’église de Mauron, dans le Morbihan. L’Ouest catholique est l’un des grands sujets de réflexion de l’ouvrage d’André Siegfried. Carte postale, collection particulière.

Il reste que la démarche résolument pluridisciplinaire sous-tendant ce précieux livre n’est pas, paradoxalement, sans frustrer le lecteur qui ne serait doté que de sa seule culture historique. C’est en effet dévoiler un secret de polichinelle que de rappeler que les attentes ne sont pas totalement les mêmes suivant que l’on soit, par exemple, géographe ou sociologue. Or, devant la masse d’arguments mathématiques avancés ici par les auteurs pour expliquer le phénomène électoral, on peut s’empêcher de songer aux propos de G. Richard qui, en conclusion d’un volume récemment publié sur la méthode prosopographique, appelait l’historien à ne pas dépendre uniquement de la statistique, certains éléments étant non seulement non quantifiables mais irréductibles à une quelconque « moyenne »2.

Erwan LE GALL

BUSSI, Michel, LE DIGOL, Christophe, VOILLIOT, Christophe, Le Tableau politique de la France de l’Ouest d’André Siegrfried. 100 ans après. Héritages et postérités, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.

 

 

 

1 BUSSI, Michel, LE DIGOL, Christophe, VOILLIOT, Christophe, Le Tableau politique de la France de l’Ouest d’André Siegrfried. 100 ans après. Héritages et postérités, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 RICHARD, Gilles, « Conclusion », in BOUGEARD, Christian et PRIGENT, François (dir.), La Bretagne en portrait(s) de groupe. Les enjeux de la méthode prosopographique (Bretagne, XVIIIe-XXe siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 318-319.