Au titre des mémoires

Le volume que publient J. Alonso Carballès et A. D. Wells aux Presses universitaires de Limoges est d’un grand intérêt pour quiconque s’intéresse aux mémoires comme objet d’histoire1. Moins un ouvrage théorique, en dépit de l’article inaugural de F. Mazzuccheli sur la dialectique conservation/effacement des traces du passé (p. 13 – 39), qu’un éventail convaincant de cas, ce livre pose toutefois problème du fait des bornes chronologiques présentées dans le titre : Traces, Empreintes, Monuments. Quels lieux pour quelles mémoires ? De 1989 à nos jours.

C’est donc d’une histoire de la mémoire au temps présent qu’il s’agit ici, proposition qui parait en adéquation avec la jolie formule de F. Mazzuccheli selon laquelle la mémoire est un « passé au présent » (p. 40). Néanmoins, une fois ceci relevé, il importe de s’interroger sur cette année 1989 présentée de par ce titre comme une césure avec un ordre plus ancien. Sans être nécessairement agrégé d’histoire, on comprend aisément que l’évènement suggéré est ici la chute du mur de Berlin et, plus généralement, la fin de la guerre froide et l’effondrement du système soviétique. Il en résulte des problèmes de mémoires s’incarnant dans des lieux particuliers qui fournissent autant d’articles très intéressants à cet ouvrage : il en est ainsi par exemple du Palast der Republik à Berlin, enjeu de crispations entre Ossis et Wessis très bien présentées par E. Goudin-Steinmann.

Le Palast der Republik à Berlin en 1977. Wikicommons.

Il est vrai que la Guerre froide est structurante pour le XXe siècle et il est donc logique que 1989 se répercute du point de vue mémoriel en maints endroits de la planète. Car le développement, avec plus ou moins de réussite, des politiques de mémoire à partir des années 1990 au Nicaragua (p. 261-274), au Chili (p. 213-228) et en Argentine (p. 197-212) se produit après des conflits qui, tous, peuvent se comprendre dans un contexte d’affrontement Est-Ouest. Il en est de même au niveau du changement, à la faveur de l’effritement du Bloc soviétique, de paradigme mémoriel qui se produit en Autriche à propos de la destruction des Juifs d’Europe, dimension qui s’incarne dans ce livre dans le Mémorial de la Judenplatz à Vienne (p. 157-166).

Mais, les communications de cet ouvrage invitent également à repenser cette borne chronologique tant les césures mémorielles qui sont évoquées dans ce volume sont diverses et non nécessairement corrélées à la chute du communisme. C’est ainsi le cas de l’Irlande du Nord où l’évolution de la situation politique depuis le début des années 1990 contribue à une transformation urbaine très concrète dans les rues de Belfast puisque l’on passe en quelque sorte des fresques murales qui sont autant de supports devant se comprendre dans le cadre d’une certaine culture de guerre à des « jardins du souvenir », véritables lieux (et enjeux) de mémoire (p. 185-196).

Plaque en mémoire des victimes des attentats du 11 mars 2004 à Madrid. Wikicommons.

Plus encore, c’est la nouvelle donne stratégique née des attentats du 11 septembre qui doit amener à interroger cette césure car force est d’admettre que les articles présentés dans ce volume collectif amènent à se poser un certain nombre de questions. Ainsi, en lisant J. Alonso Carballès à propos des monuments commémorant les victimes des attentats pepétrés à Madrid le 11 mars 2004 (p. 167-184), on ne peut s’empêcher de remarquer que le souvenir de ces dramatiques attaques s’exprime d’une manière somme toute assez classique, suivant une dialectique effacement des victimes / traces de leur mémoire que 1989 ne parait aucunement altérer. De même, la crispation des sociétés occidentales envers l’Islam peut parfois conduire à un réinvestissement de mémoires bien antérieures à la chute du Mur, comme en Espagne avec la question de la reconquista et, plus particulièrement dans cet ouvrage, de Saint-Jacques Matamore (p. 129-141), apôtre du Christ qui selon une légende forgée au XIIe siècle serait intervenu dans plusieurs batailles contre les Musulmans pour donner la victoire aux Chrétiens en difficulté. Enfin, on peut se demander si la très intéressante analyse genrée que propose A. D. Wells à propos des femmes soldats américaines en Irak ne relève pas au final d’une certaine permanence de la guerre, essentiellement pensée dans nos sociétés par l’intermédiaire d’un prisme masculin.

Monument en mémoire des victimes des attentats du 11 mars 2004. Wikicommons.

Ces questions amènent donc à s’interroger sur la pertinence de 1989 comme borne chronologique et on aurait apprécié que cet ouvrage se penche plus sur ce point. Car en dépit de ses réelles qualités, ce volume ambitieux – peut-être un peu trop ? – pose un certain nombre de problèmes qui restent aujourd’hui sans réponse. Deux nous paraissent ici essentiels. Tout d’abord un point de géographie : si on ne peut que saluer l’espace couvert par les communications réunies dans cet ouvrage, il n’en demeure pas moins que les continents africains et asiatiques en sont absents et on aimerait également pouvoir les passer au prisme de cette interrogation « 1989 ». Un point d’autant plus essentiel lorsque l’on connait la démographie de ces régions du monde…

La seconde question que pose ce volume porte sur la nature même des événements commémorés : peut-on mettre sur le même plan la Shoah et un conflit comme celui de l’Irlande du Nord qui, bien qu’atroce, n’en demeure pas moins au final assez périphérique ? De même, pourquoi ne pas traiter de la Première Guerre mondiale dans ces pages ? Est-ce à dire que 1989 ne constitue pas aussi une rupture dans l’évolution du souvenir de ce conflit ? Il nous semble pourtant, à la suite de N. Offenstadt2, que le la mutation de cette guerre en une « histoire à soi » à la faveur, notamment, de la disparition des « derniers poilus », pourrait s’intégrer dans cette temporalité.

Au final, les Presses universitaires de Limoges publient avec ce livre un recueil d’articles qui intéressera toutes celles et ceux que ces questions passionnent, d’autant plus que, et il faut le souligner avec force, les cas étudiés ne bénéficient pas tous d’une bibliographie conséquente. Pour autant, il n’en demeure pas moins que cet ouvrage pose un certain nombre de questions aujourd’hui sans réponses. Mais n’est-ce pas, au final, la marque des bons livres que de susciter la réflexion ?

Erwan LE GALL

ALONSO CARBALLES, Jesùs et WELLS, Amy D. (dir.), Traces, Empreintes, Monuments. Quels lieux pour quelles mémoires ? De 1989 à nos jours, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2014.

 

1 ALONSO CARBALLES, Jesùs et WELLS, Amy D. (dir.), Traces, Empreintes, Monuments. Quels lieux pour quelles mémoires ? De 1989 à nos jours, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2014. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 OFFENSTADT, Nicolas, 14-18 aujourd’hui, la Grande Guerre dans la France contemporaine, Paris, Odile Jacob, 2010.