Casabianca mon amour

En quoi l’épopée du Casabianca narrée par le commandant L’Herminier1 peut-elle intéresser l’histoire de la Bretagne contemporaine ? Il est en effet rare qu’un bâtiment soit aussi intimement lié à un territoire et, dans le cas  du Casabianca, c’est bien de la Corse dont il s’agit. Le sous-marin joue il est vrai un rôle prépondérant dans la libération de l’île, assurant de multiples liaisons entre Alger et la résistance intérieure, débarquant notamment plusieurs agents et d’importantes quantités d’armes et de munitions.

Les raisons en sont multiples. Tout d’abord, il convient de rappeler que ce Casabianca est un classique de la littérature de témoignage de la Seconde Guerre mondiale et qu’il offre un magnifique aperçu de ce que peut être la navigation sur un sous-marin de 1 500 tonnes. Le récit du commandant L’Herminier est d’une absolue sobriété. Certains n’hésiteront d’ailleurs pas à évoquer un style aride, bourru, presque marin, et requerra pour les moins aguerris l’emploi d’un dictionnaire spécifique, tel que celui, classique, du breton Jean Merrien2. Ainsi, après une opération particulièrement périlleuse qui tient le lecteur en haleine, Jean L’Herminier n’hésite pas à écrire qu’il « convient à la guerre comme dans la vie courante, de rester modeste et de savoir reconnaitre la part du hasard ou de la chance dans le succès » (p. 57). Une sagesse qui fait du bien en ces temps d’exacerbation du moi et du sur-moi…

Comme tous les récits maritimes, ce Casabianca amène à croiser des noms qui fleurent bon la Bretagne. Ainsi on compte dans l’équipage de ce sous-marin mythique un Kerneur, un Leborgne ou encore un Cornec, soit autant de noms qui ne sont pas sans suggérer certaines attaches – peut-être lointaines mais tout de même – bretonnes.

Mais si ce Casabianca est une lecture qui dépasse – et de loin – les simples rives de la Méditerranée c’est qu’elle suggère des pistes particulièrement fécondes quant à l’engagement en tant qu’objet d’histoire. Ainsi de cette réflexion du commandant L’Herminier qui explique pourquoi il ne quitte pas plus tôt Toulon alors qu’il en avait sans doute – restons prudent, il est tellement facile de produire un jugement péremptoire confortablement assis dans un cabinet de travail – les moyens (p. 35):

« Je n’ai jamais cru devoir le faire, d’abord par discipline et aussi parce que toute tentative individuelle de fuite aurait eu pour conséquence immédiate de faire rapporter l’autorisation de réarmement de la Flotte et aurait justifié une action totale de celle-ci, ruinant ainsi toute possibilité d’évasion des bateaux. Il fallait attendre le moment propice, peut-être la minute où le masque serait levé par les Allemands eux-mêmes. »

Mécanicien dans la coursive centrale du Casabianca, dans la salle des moteurs. Image extraite de l'ouvrage de Jean L'Herminier.

L’argument disciplinaire est d’un grand intérêt ici puisqu’il renvoie à une logique de carrière, à un habitus militaire, qui évidemment est très important chez Jean L’Herminier et dont on sait qu’il est par ailleurs un facteur clef de l’engagement3. Issu d’une famille de marin et lui-même ancien élève de l’école navale,  il ne peut être que particulièrement sensible à la discipline, fut-elle celle de la marine de Vichy4.

On comprend donc dès lors pourquoi la dimension idéologique passe au second plan dans cet ouvrage et qu’il n’est finalement que peu fait mention de Vichy et de la France libre. Ici Alger est moins une institution politique qu’un port d’attache. Il n’est question que de la France contre l’Allemagne, les Résistants sont des « Patriotes » et l’on peut se demander si cette manière de voir n’est pas, d’une certaine manière, propre aux marins.

Bien entendu, on peut penser à la figure de l’amiral Darlan dont le parcours est pour les moins sinueux. Mais pour nombre de marins, le choix inhérent à l’engagement est en grande partie réduit et ne peut en aucun cas influer sur le pavillon du bâtiment, élément sur lequel seul le commandant – unique maître à bord après Dieu comme le veut l’usage – peut influer. C’est ce que rappelle très efficacement Jean L’Herminier en rapportant ce dialogue lors de l’arrivée du Casabianca – tout juste échappé de Toulon – à Alger (p. 65-66) :

« L’amiral descend le panneau du kiosque.
En bas, les hommes tournent les volants, disposent les organes pour le mouillage.
L’un d’eux voit apparaitre un bas de pantalon impeccable et s’étonne. Puis trois étoiles descendent.
Un amiral saute sur le parquet du poste central, lui tend la main et lui dit : ‘Mes compliments, mon petit. Alors tu es content d'être ici ?’
Le matelot est intimidé, hésite, et répond :
- Dame, amiral, je suis content d’être à bord !
Ici, n’a pas, apparemment, évoqué en lui l’idée qu’il est à Alger, qu’il est en fin du bon côté. Cela n’évoque pas d’idées stratégiques en lui. »

Or de telles propensions peuvent être rencontrées chez nombre de marins pour qui ne comptent que les embarquements, les escales et le navire5. Certains cas peuvent même laisser penser à une forme totalement subie d’engagement dans la France libre. Pour beaucoup c’est bien l’amour du navire qui semble primer, ce que l’on ressent grandement en lisant cet ouvrage qui est aussi une magnifique ode à un sous-marin magique. On voit donc que loin de se limiter aux seules limites de la méditerranée, ce Casabianca est au contraire une clef de compréhension de la vie maritime en général, tout du moins lors de la Seconde Guerre mondiale.

On notera enfin, à titre anecdotique, que cet ouvrage est publié en 1953 par les éditions France Empire et que Jean L’Herminier décide de verser intégralement ses droits d’auteurs au service dons et legs de l’Office national des anciens combattants. Atteint d’une grave thrombose qui entraîne l’amputation de ses deux jambes, le commandant du Casabianca est en effet particulièrement sensible à cette cause. Il représente d’ailleurs la marine au Conseil d’administration de cet établissement public qui baptise, peu de temps après son décès, une école de reconversion professionnelle en son honneur.

Erwan LE GALL

 

L’HERMINIER, Jean, Casabianca 27  novembre 1942 – 13 septembre 1943, Paris, Editions France-Empire, 1953.

 

1 L’herminier, Jean, Casabianca 27  novembre 1942 – 13 septembre 1943, Paris, Editions France-Empire, 1953. Afin de ne pas surcharger l’appareil critique, les références à cet ouvrage sont simplement indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 Merrien, Jean, Dictionnaire de la mer, Paris, Omnibus, 2001.

3 Sur cette question on renverra à LE GALL, Erwan, « L’engagement des Français libres : une mise en perspective », in HARISMENDY, Patrick et LE GALL, Erwan (Dir.), Pour une histoire de la France Libre, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 29-48.

4 Sur cette question on renverra à COSTAGLIOLA, La marine de Vichy, Blocus et collaboration, Paris, Tallandier, 2009.

5 On renverra sur ce point à Le Gall, Erwan, art. cit.