Du bocage breton aux rizières du Tonkin : les parachutistes en Indochine

Paru au printemps dernier, en cette année 2016 qui marque le 70e anniversaire des premières opérations aéroportées de l’Armée française en Indochine, le livre de Marie-Pierre Demélas, à l’origine spécialiste de l’Amérique latine, est une habile synthèse sur ces troupes parachutistes qui ont fini par incarner le conflit : des combats de la RC4 à Dien Bien Phu, en passant par l’action des commandos du GCMA, le Groupe de commandos mixtes aéroportés, les bérets rouges – qui ne furent d’ailleurs pas tous rouges… – semblent, avec la Légion étrangère, résumer à eux seuls les huit années de guerre1.

Poste avancé à Dien Bien Phu. Collection particulière.

L’intérêt du travail de M.-P. Demélas est, entre autres, de montrer qu’il s’agit pour une large part d’une stratégie de communication de l’état-major, et notamment du général de Lattre qui, à partir de 1951, entend non seulement « montrer la guerre », mais aussi et surtout accorder une plus large place à la communication en « cherchant à la moderniser » (p. 183). Parmi ceux chargés de diffuser une nouvelle image de la guerre et des troupes, au plus près des combats parfois, certains ont laissé une trace dépassant de beaucoup ces années de guerre : Jacques Chancel ou Pierre Schoendoerffer, par exemple, sont de ceux-là. Moins connu, le photographe Paul Corcuff participe pour sa part à l’affaire de Tu Lé aux côtés du 6e BCCP du commandant Bigeard tandis que ses clichés pris lors des combats Lang Son sont repris par le magazine Life2.

Son patronyme, entre autres, peut inciter à une lecture « bretonne » du livre de M.-P. Demélas, justifiant la présence de ce compte-rendu sur En Envor. Le chemin conduisant du bocage breton aux rizières du delta du Mékong apparaît en effet moins long qu’on ne pourrait le penser de prime abord. L’ouvrage nous rappelle par exemple le rôle joué par certains parachutistes originaires de la région lors de ces combats d’Indochine. Au fils des pages d’un index fort pratique, l’on croise ainsi le capitaine Pierre Hentic, du GCMA, en charge de la mise en place de maquis hré dans le nord du Tonkin, ou le commandant Edmond Grall, ancien de la 2e DB, nommé successivement à la tête du 5e BCCP puis du GCMA jusqu’à son remplacement par Trinquier en 1953. En 1949, les deux commandements territoriaux propres aux troupes aéroportées sont entre les mains de deux officiers aux origines bretonnes : le lieutenant-colonel du Breil de Pontbriand pour le GLAP (Groupement léger aéroporté, pour le Tonkin et le Nord-Laos) et le lieutenant-colonel Château-Jobert, dit Conan, pour la 2e DBCCP (2e demi-brigade coloniale de commandos parachutistes), ex-demi-brigade SAS, pour la Cochinchine et le Sud-Annam. Ce dernier, né à Morlaix en 1912, blessé en juin 1940 au moment de l’évacuation de l’école d’observateurs en avion de Dinard, avait gagné l’Angleterre dès juin 1940 et, après avoir combattu en Erythrée avec la 13e DBLE, en Syrie puis en Lybie, avait pris le commandement du 3e bataillon d’infanterie de l’Air devenu 3e RCP/3 SAS en novembre 1943 : s’il participe pour sa part aux combats de la Libération dans le Centre-Est de la France où il est parachuté en mi-août 1944 dans le cadre de l’opération Harrod, certains de ses hommes du 2e escadron du 3e bataillon SAS avaient été largués dans le Nord-Finistère début août afin de coordonner l’action de la Résistance et des troupes américaines en marche vers Brest. En décembre 1944, Conan avait laissé le commandement du 3e RCP à un autre Breton, d’adoption quant à lui, le lieutenant-colonel Jacques Pâris de Bollardière. Dès avril 1946, alors qu’il commande la 2e DB-SAS à pied d’œuvre en Cochinchine, ce dernier suggérait d’ailleurs de mettre en place un groupement léger d’intervention colonial s’inspirant « des méthodes éprouvées et [qui] ont profité de l’expérience acquise par les Britanniques et les Américains ainsi que par les services action de la Résistance (commandos de débarquement, SAS, radios clandestines, saboteurs etc.) », autant de modes d’action utilisés par les SAS français lors des combats de l’été 1944, tout particulièrement en Bretagne justement.

Un hélicopère sanitaire survole Dien Bien Phu. Collection particulière.

Les liens entre la Bretagne et les premières années des troupes aéroportées françaises sont en effet bien plus forts qu’on ne le croit souvent. En avril 1945, quelques mois après avoir quitté le commandement du 3e bataillon SAS, Conan avait par exemple fondé à Lannion l’éphémère centre de parachutisme militaire qui devait rapidement rejoindre Pau – où se trouve, aujourd’hui encore, l’Ecole des troupes aéroportées (ETAP), héritière des traditions du 3e RCP/3 SAS d’ailleurs. Mais c’est surtout avec l’installation, courant 1947, des garnisons de la 1e demi-brigade SAS dans la région que les liens entre la Bretagne et les parachutistes vont se faire plus forts. En septembre 1947, une école de saut est tout d’abord créée à Meucon, dans le Morbihan. Dans les mois et les années qui suivent, s’y succèdent les hommes du capitaine Massu, en garnison à Vannes, du 5e BCCP (commandant Grall, Saint-Brieuc), du 3e BCCP (commandant Ayrolles, Saint-Brieuc), du 6e BCCP (capitaine Cernières, Quimper) etc. La dernière unité parachutiste mise sur pied en Bretagne est le 7e BPC (Quimper) : ce sera en avril 1954, à quelques jours de la chute de Dien Bien Phu. Parmi les plus fameux bataillons passés par Meucon, figure le 6e BPC aux ordres du commandant Bigeard, venu de Saint-Brieuc, où ces parachutistes coloniaux sont formés de fin 1951 à juillet 1952. Quelques années plus tôt, en 1948, encore capitaine, celui qui finit par symboliser à lui seul l’esprit parachutiste était déjà passé par les Côtes-du-Nord, ainsi qu’il l’écrit, de manière peu flatteuse d’ailleurs, dans ses mémoires : « Saint-Brieuc. Une caserne comme les autres nommée Charner, me donne envie d’abandonner » se souvient-il (p. 49)... Il est vrai qu’ainsi que l’écrit le commandant Ayrolles, alors à la tête de ce 3e BCCP, le bataillon quitte Saint-Brieuc fin 1948 « où nous laissons l’estime chèrement obtenue de la population mais aussi 285 000 francs de dégâts à la caserne Charner » (p. 20).

Nous rappeler cette histoire, aujourd’hui largement oubliée et qui demanderait sans doute à être redécouverte, n’est pas le moindre des mérites de l’ouvrage de M.-P. Demélas. On ne saurait cependant, cela va de soi, limiter ce livre à cette seule dimension bretonne. En optant pour une approche thématique plutôt que chronologique, l’auteur peut mettre en effet en avant les débats sur l’utilisation de ces troupes ou autour de la « vietnamisation » des bataillons, les difficultés rencontrées par les parachutistes au quotidien, tant pour s’équiper que pour se nourrir, pour se soigner comme pour faire face aux fatigues liées aux rudes conditions auxquelles les corps sont soumis, le dernier chapitre, titré « Revenir de guerre », permettant de saisir combien la « sortie de guerre » sur les bords du Mékong n’est pas un fleuve tranquille.

Photographie prise par Pierre Hentic. Collection Hentic.

Certes, le livre n’est pas sans quelques coquilles – le fusil « Garant » américain (p. 137), si apprécié des parachutistes, est un M1 Garand – ou quelques jugements un peu hâtifs : la dénonciation du fossé sensé séparer les troupes « sur le terrain » et les officiers « d’état-major », à Saïgon ou Paris, est un grand classique, en rien propre à la guerre d’Indochine non plus qu’à l’armée française d’ailleurs. L’empathie de l’auteur pour ceux dont elle écrit l’histoire est par ailleurs souvent patente : un peu plus de recul à l’égard de sources souvent produites par ces seuls parachutistes, officiers, sous-officiers ou hommes du rang, aurait ainsi, de manière plus générale, parfois été utile, en associant à cette vision des troupes aéroportées depuis l’intérieur ceux portés par d’autres, depuis l’extérieur.

Reste cependant un ouvrage riche, plaisant à lire, sorte d’appel à l’approfondissement de cette histoire depuis la Bretagne et ses villes de garnisons.

Yann LAGADEC

 

 

 

 

1 DEMELAS, Marie-Pierre, Parachutistes en Indochine, Paris, Vendémiaire, 2016. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 http://actualites.musee-armee.fr/expositions/100-ans-de-photographie-aux-armees-episode-9/