En train... de disparaître

L'écriture de l'histoire d'entreprise vécue de l'intérieur par des salariés est un genre en soi qui résulte d'une légitime appropriation d'une part importante de l'identité individuelle. L'ouvrage de Daniel Le Danvic et Marc Gballou a la particularité de croiser un regard artistique avec celui d'un journaliste1.

En gare de Plouaret, probablement dans les années 1970. Carte postale. Collection particulière.

Le volume est organisé en cinq parties : « Trafic de voyageurs » (p. 10), « les ateliers, là où les trains prennent vie » (p. 46), « la toile du réseau ferroviaire » (p. 76), « Aux commandes du rail » (p. 100), « le fret, moteur de l'économie internationale » (p. 128). On voit ainsi le souci de présenter la diversité des métiers qui fait la richesse du monde ouvrier cheminot.

Daniel le Danvic, cheminot photographe, nous présente trois types d'images qu'il a glanées au long de ses pérégrinations et escales professionnelles depuis une trentaine d'années en tant que conducteur de train, essentiellement en Bretagne, mais également au-delà. Des photos d'ambiance, des photos de travail et des portraits de cheminots. Les photos ont le charme du noir et blanc donnant un caractère d'intemporalité à un monde en profonde mutation. On pourra regretter qu'un certain nombre de photos ne soient pas datées, ce qui ne permet pas au profane de se rendre compte visuellement des évolutions. Pour autant, chaque légende est claire, développée, pour aider à la compréhension technique de ce que l'on voit, au-delà du charme de la prise de vue.

Le texte est le fait de Marc Gballou, journaliste a priori peu familier du monde cheminot, mais qui a fait un travail de recueil biographique qui va à l'essentiel. C'est une certaine fierté ouvrière qui apparaît au premier abord. L’introduction donne le ton en mettant en avant deux aspects complémentaires : « le fer de lance de l'industrie française » et « la culture cheminote » (p. 6-8), avec des expressions parfois quelque peu naïves : « voir un agent sur son poste d'aiguillage avec le sourire inspire de la sympathie pour un travail physique et pénible » par exemple (p. 7). La notion de « famille » revient à plusieurs reprises (p. 8, 27), ainsi que celle de solidarité entre les agents (p. 8).

Mais l'ouvrage est ambivalent. On retire également de sa lecture une vision désenchantée du monde cheminot, avec des expressions fortes comme « ce que ressentent les voyageurs est la conséquence des rapports fissurés au travail des cheminots » (p. 12). L'impression de déclin et de délitement de l'entreprise est très présente au fil des pages. La transmission rompue de la chaîne des savoirs, qui apparaît comme un signe de dévalorisation des métiers, est une préoccupation (p. 13, 87) dans la mesure où la « transmission intergénérationnelle (…) explique le succès du chemin de fer » (p. 79). Ce sont au final autant de « témoignages d'une époque qui perd ses repères, son ambiance de travail, son bien-être social, ses marques de développement, mais aussi son existence en tant que maillon d'une chaîne de l'histoire économique » (p. 48).

La notion de la qualité du service public est mise en avant pour justifier l'attachement à une certaine vision ancienne et pour critiquer des pratiques qui ont transformé l'esprit de l'entreprise (p. 8, 14, 35, 49, 125), avec le reproche d'une gestion devenue purement comptable (p. 125, 130, 138). Finalement, une phrase résume bien cet état d'esprit : « Nous défendons le chemin de fer tel qu'il était, pas celui qu'on propose désormais » dit un agent de conduite retraité (p. 125).

Le TGV en gare de Rennes. Carte postale. Collection particulière.

Ce regard, qui frise parfois la nostalgie envers un âge d'or toujours virtuellement présent dans les esprits, et dont les derniers vestiges sont en train de disparaître, n'est en réalité pas propre à la SNCF. On le retrouve dans toutes les entreprises qui donnent l'impression d'être en déclin ou au bord de la fermeture. Cela ressort par exemple de l'ouvrage écrit par d'anciens ouvriers de l'arsenal de Rennes, dont nous avons rendu compte ailleurs2. L'arrivée de la LGV et la restructuration de la gestion technique du réseau, entamée depuis près de 30 ans, explique l'accentuation de ce sentiment de désarroi dont le livre se fait écho. L'ouvrage constitue donc un témoignage passionnant, qui montre la richesse et la diversité de ce monde « en train de disparaître » et qui s'interroge à la fois sur son identité et sur son avenir.

Jérôme CUCARULL

 

LE DANVIC, Daniel Marc GBALLOU, Marc, En train... de disparaître. Images du monde ferroviaire et témoignages de cheminots bretons, Toulouse, Éditions Privat, août 2015.

 

 

1 LE DANVIC, Daniel Marc GBALLOU, Marc, En train... de disparaître. Images du monde ferroviaire et témoignages de cheminots bretons, Toulouse, Éditions Privat, août 2015. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 CUCARULL, Jérôme, « Histoire locale et mémoire ouvrière. À propos d’un livre récent, L’arsenal de Rennes de 1793 à nos jours. De l’histoire industrielle à la naissance d’un quartier », Annales de Bretagne et des Pays de l'Ouest, tome 121, mars 2014, numéro 1, p. 187-191, en ligne.