Entre ici… Joseph Joffre !

Il y a un an nous avancions l’idée que « l’un des plus importants chantiers qui s’offre aux chercheurs dans le cadre du prochain centenaire de la Première Guerre mondiale est assurément celui du général Joffre ».  Alors que ce grand temps de commémoration débute et après avoir lu la biographie que R. Porte consacre au vainqueur de la Marne1, force est d’admettre que nous devons nuancer notre propos. Certes, le chantier est à la mesure de l’homme et de sa stature, c’est-à-dire immense. L’auteur n’en disconvient d’ailleurs pas et cite plusieurs aspects de sa vie encore grandement méconnus : il en est ainsi de sa carrière coloniale (p. 60), de son implication exacte dans la rédaction des règlements sur la conduite des grandes unités et sur l’infanterie publiés en 1913 et 1914 (p. 157) ou de son rôle effectif dans le véritable culte de la personnalité qui l’entoure (p. 264).

Carte postale. Collection particulière.

Mais, à l’occasion de centenaire, si Joffre constitue assurément un défi pour l’historien, c’est probablement moins sur le théâtre d’opération stricto sensu scientifique des amphithéâtres universitaires que sur le champ de la bataille de l’opinion publique. Nombreux sont en effet les adversaires résolus du natif de Rivesaltes. Bien entendu, tous ne versent pas dans l’outrance d’un R. Fraenkel qui n’hésite pas à intituler sa biographie du grand homme – mais plutôt devrions parler de pamphlet – L’Âne qui commandant des lions, un réquisitoire qui à force d’être de mauvaise foi en devient drôle2. Mais il n’en demeure pas moins que les adeptes du Joffre-bashing sont encore nombreux et on a d’ailleurs pu montrer, à partir de l’exemple de la bataille de Guise, combien ces rivalités mémorielles impactent l’écriture de l’histoire3. Dans une tel climat, on se doit de choisir son camp et, pour parler clairement, d’être résolument pour Joffre ou Lanrezac, la mesure étant ici facilement assimilée à de la tiédeur. Là est donc le premier tour de force de cet ouvrage : engager la bataille de l’opinion et offrir au public une biographie équilibrée, honnête, du généralissime de 1914. Bien entendu, les plus endoctrinés n’y trouveront pas leur compte et taxeront immanquablement R. Porte d’adorateur du maréchal lorsqu’il écrit que « les ragots ultérieurement colportés et les soupçons de bonapartisme » formulés à l’endroit de Joffre sont « réduits à néants »  par la manifestation publique, après la bataille de la Marne, de ses sentiments républicains (p. 261). Il n’en demeure pas moins que l’auteur sait être critique à l’égard de son sujet, notamment lorsqu’il aborde le crucial mois d’août 1914.

En définitive, l’ouvrage que propose R. Porte est tout simplement frappé du sceau de la raison et, à de nombreuses reprises, on ne peut que le suivre quand il énonce des choses qui paraissent évidentes – mais encore fallait-il les rappeler. Il en est notamment ainsi à propos du procès en incompétence régulièrement intenté à Joffre : l’auteur rappelle de manière très juste que « l’on peut difficilement soutenir qu’un officier d’une arme technique nommé général à 49 ans serait un incapable doté d’une personnalité influençable » (p. 85). De même, un certain nombre d’idées reçues sont battues en brèche, notamment à propos de ce « GQG que l’on dit tout-puissant [mais qui] compte près de trois fois moins d’officiers, sous-officiers et soldats que l’administration centrale du ministère de la Guerre maintenue à Paris » (p. 269).

Carte postale. Collection particulière.

Et c’est sans doute là qu’on mesure toute l’importance de cet ouvrage. En effet, pour que ce centenaire soit une réussite, c’est-à-dire un réel moment de partage et de réflexion, il faut que le grand public puisse bénéficier d’outils lui permettant d’aiguiser sa sagacité. C’est ce que propose R. Porte avec cet ouvrage qui n’est pas sans rappeler le Jean Moulin de J.-P. Azéma4, un modèle du genre qui n’avait certes pas la précision de la somme de D. Cordier mais qui avait pour but d’aider l’honnête homme – ou femme – à se faire une opinion sur un Rex que l’on avait tour-à-tour paré de tous les attributs héroïques de la geste gaullienne puis traité de tous les mots pour de supposées accointances communistes. Dans le cas de Joffre, l’initiative est d’autant plus remarquable que non seulement l’histoire militaire n’est pas vraiment en vogue mais que, de surcroît, les généraux – a fortiori les maréchaux – ne sont pas toujours tenus en très haute estime par une histoire sociale dont l’ambition est de voir le conflit par le bas et qui, trop souvent, oppose les extrémités opposées de la chaine de commandement.

Carte postale. Collection particulière.

Enfin, il nous semble qu’on ne dira jamais assez combien ce genre de livres est probablement très difficile à écrire. Et ce n’est sans doute pas un hasard si en dévorant ce Joffre, on a eu souvent l’impression de relire le Jean Moulin de J.-P. Azéma. Dans les deux cas, on retrouve en effet une même connaissance encyclopédique des sources et de l’historiographie qui, mêlée à une hauteur de vue que seule confère une grande expérience, produit un texte d’une grande fluidité, savamment structuré et éclairant parfaitement le lecteur. Bref, une indéniable réussite.

Erwan LE GALL

PORTE, Rémy, Joffre, Paris, Perrin, 2014.

 

1 PORTE, Rémy, Joffre, Paris, Perrin, 2014. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 FRAENKEL, Roger, JoffreL’âne qui commandait des lions, Paris, Italiques, 2004.

3 LE GALL, Erwan, « Un non-lieu de mémoire de la Première Guerre mondiale : la bataille de Guise », En Envor, revue d'histoire contemporaine en Bretagne, n°1, hiver 2013.

4 AZEMA, Jean-Pierre, Jean Moulin. Le rebelle, le politique, le résistant, Paris, Perrin, 2003.