Ernst Johannsen et l’ethos combattant

Quatre de l’infanterie1 est un livre qui suinte la mort et la désespérance, un texte sensationnel qui se lit comme un vaste dégout de l’espèce humaine. Avant d’être une œuvre littéraire, ce roman est avant tout le témoignage d’un soldat allemand, Ernst Johannsen, dont le parcours nous est connu grâce à Michaël Bourlet et l’excellent blog Sources de la Grande Guerre.

Mais plus qu’un classique livre sur la Grande Guerre, qui par certains aspects est bien l'égal d'un A l'Ouest rien de nouveau de Remarque ou d'un Feu de Barbusse, ce volume se révèle être une excellente source pour l’historien. Arnaud Carrobi ne dit d’ailleurs pas autre chose dans la présentation du roman qu’il publie sur le non moins excellent blog Parcours du combattant de la guerre 1914-1918.

On nous permettra néanmoins d’insister sur un point qui nous parait intéressant à développer, celui qui pourrait s’apparenter à un ethos combattant.

A en croire Ernst Johannsen, qui dans les années 1920 est un membre en vue du mouvement pacifiste international, il y aurait un sentiment d’appartenance qui distinguerait les hommes du front des autres, quelle que soit leur arme et surtout, leur nationalité (p. 58) :

« La communauté dans le danger et en face de la mort a fait s’épanouir, au front, une solide camaraderie. L’Allemand y range aussi l’adversaire, qu’il considère comme un camarade éloigné, conduit par les événements que le hasard de la naissance a placé dans le camp opposé. Chez l’Américain, l’Anglais, le Français, le même sentiment commence à éclore. Ceux qui se battent réellement, véritablement, par les armes, se sentent liés. »

Il y aurait donc une sorte d’ethos combattant, circonscrit aux premières lignes, à ceux qui connaissent le feu, et dont seraient exclus les embusqués et, bien entendu, l’arrière. Un tel point n’est d’ailleurs pas sans évoquer le Live and let live system mis en évidence au début des années 1980 par Tony Ashworth2, sorte d’habitus combattant, combinaison de règles non  écrites propres à un secteur du front qui autorise, par exemple, les belligérants à pénétrer à heure fixe sur le no man’s land pour aller y chercher leurs morts. Bien entendu, ce sentiment d’appartenance parait très difficile à circonscrire, ne serait-ce que parce qu’à la guerre on est toujours l’embusqué de quelqu’un. Néanmoins, Ernest Johannsen persiste dans son propos (p. 58-59) :

« En l’absence de toute influence féminine, cette existence en commun des mâles a développé des sentiments qui tiennent des temps primitifs. Le prochain, c’est le compagnon, c’est l’autre homme, c’est le camarade. […] L’entr’aide apparaît comme quelque chose de tout à fait naturel. Un visage qui s’éclaire soudain, un grognement familier, un signe de tête, une cigarette offerte, ça suffit comme remerciement. Tous se sentent unis par le péril et guettés par la mort. »

Cet ethos combattant est symbolisé dans ce roman par l’amitié entre les quatre protagonistes, ces fameux quatre de l’infanterie dont on peut se demander si, dans l’esprit de l’auteur, ils ne sont pas métonymiques de l’ensemble des combattants. Or ces quatre soldats ont leurs propres mots, leurs propres expressions, ce qui à en croire Ernst Johannsen n’est nullement exceptionnel (p. 33) :

« Le front s’est constitué son langage spécial. On appelle un pain : un carreau simple ; un abri devient une soute. Être blessé se dit : en chiper une. Le bombardement est une brume. Etre bombardé, c’est être arrosé. […] Chaque terme est déformé. Il y a, dans le vocabulaire du soldat, de l’argot des villes, des mots de patois, des expressions de métier. Tout cela s’est fondu, amalgamé et cela fait un curieux mélange. »

Fantassins allemands faits prisonniers à l'été 1918. Photographie stéréoscopique sur plaque de verre. Collection de Baulny.

Ainsi, comme dans toute culture, l’éthos combattant s’incarne dans un vocabulaire spécifique qui distingue les initiés des autres. Ce parler résulte, on l’a vu pour Johannsen d’une multitude d’emprunts aux patois ou aux expressions du monde professionnel. C’est d’ailleurs en substance ce que les linguistes Albert Dauzat et Gaston Esnault identifient à propos du français tel qu’il est parlé dans les tranchées entre 1914 et 1918. Mais dans l’analyse qu’elle livre de leurs travaux, O. Roynette relève qu’en réalité ces deux chercheurs ne sont que peu intéressés par les idiomes régionaux, qu’ils ont tendance à systématiquement sous-évaluer dans leurs enquêtes. Au contraire, elle explique dans l’article qu’elle publie dans Les Petites patries dans la Grande Guerrevolume qui sortira le 22 août prochain mais que l'on peut commander dès aujourd'hui chez l'éditeur – que ces particularismes locaux ne disparaissent pas, ne se fondent pas dans la nov’ langue des tranchées, mais tout simplement passent au second plan3.

Dans le cadre de Quatre de l’infanterie, cette question nous semble primoridale. En effet, il nous parait à lecture de cet ouvrage que ce roman est indissociable de l’idée d’homme nouveau enfanté par les tranchées, d’ère nouvelle issue de l’horreur de la guerre. Pour Johannsen le pacifisme rime avec internationalisme sur un mode ouvriériste comme il le fait dire à Job, un des quatre de l’infanterie (p. 25) :

« Je me moque bien de votre Patrie, et de votre pays natal, et de toutes vos histoires. Nous autres, les gars de l’industrie, nous ne connaissons pas ces choses ! J’ai travaillé des années et des années un peu partout, à Cologne, à Berlin, à Hambourg, à Essen, à Rome, à Copenhague… Qu’est-ce que la Patrie pour moi et pour tous ceux qui me ressemblent ? Les bâtiments-casernes, les manifestations dans la rue, des maisons et des maisons surpeuplées, gonflées de vermine humaine. Prolétaire ici, prolétaire ailleurs ! »

Un tel point pose la question – fondamentale – de la réception de cet ouvrage au moment de sa sortie en 1929 puisque, restrospectivement, il apparait que c’est un des torts des pacifistes comme Ernst Johannsen que d’avoir surestimé durant l’entre-deux-guerres ces éléments nouveaux au détriment des particularismes anciens qui, certes, passent peut-être au second plan durant le conflit, mais demeurent réels. En d’autres termes, s’il semble bien possible de parler d’ethos du combattant, celui-ci ne signifie pas l’avènement d’un homme nouveau, internationaliste et pacifiste. L’échec de la Société des nations en est ainsi un bel exemple. Ernst Johanssen aussi puisqu’il est contraint de quitter l’Allemagne en 1933 avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir.

Erwan LE GALL

JOHANNSEN, Ernst, Quatre de l’infanterie, Paris, Editions de l’Epi, 1929.

1 JOHANNSEN, Ernst, Quatre de l’infanterie, Paris, Editions de l’Epi, 1929. Afin de ne pas surcharger l’appareil critique, les références à cet ouvrage sont simplement indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 ASHWORTH, Tony, Trench Warfare 1914-1918, The Live and Let Live System, London, Pan Books, 2000.

3 ROYNETTE, Odile, « Unité et diversité : le vocabulaire des combattants français de la Première Guerre mondiale sous le regard des linguistes », in BOURLET, Michaël, LAGADEC, Yann et LE GALL, Erwan, Petites patries dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 161-173.