Histoire d’un port

La fierté historique de Lorient est souvent rapportée à la volonté du roi Louis XIV d’y créer la Compagnie des Indes, et d’y fonder, pour cette occasion, une ville. L’activité de pêche est pourtant, depuis la fin du 17e siècle et plus encore depuis que la Compagnie des Indes n’existe plus, une des dynamiques fortes de ce territoire. Le port de Keroman, achevé en 1927, est le fruit de la volonté de quelques hommes pressentant que la pêche restait un métier d’avenir, sur un site proche des zones de pêche et donc idéal.

Carte postale, collection particulière.

Plus généralement, les ouvrages portant spécifiquement sur la destinée d’un port de pêche ne sont pas si fréquents. L’histoire d’un port de pêche n’est souvent que la partie d’une histoire de la ville à laquelle il est adossé. Or, un port, et qui plus est un grand port, représente bien plus que des quais, des bâtiments, des chantiers de construction… Il s’agit d’aborder les tournants politiques, les adaptations techniques, les enjeux professionnels, la géographie des emplois et des armements. Les deux auteurs se font forts de nous montrer toute l’épaisseur de cette réalité.

Gérard Le Bouëdec et Dominique Le Brigand ont opté pour un plan chronologique. Avant le port de pêche, il y eut des ports de pêche, disséminés sur toute la rade de Lorient. Une poussière portuaire s’est répandue sur tout le littoral sud de la Bretagne avec le développement de la pêche à la sardine. Les presses transforment le poisson, puis, au 19e siècle, les conserveries intensifient l’industrialisation du secteur d’activité. Alors que certains ports (Groix, Étel) se convertissent à la pêche au thon à la fin du siècle, quand surviennent les premières crises sardinières, Lorient, sans véritable flotte à son actif, devient un important marché du poisson frais et un port de rogue (appât) à la place de Port-Louis.

La promotion du poisson frais par le chalutage à vapeur en Europe, au tournant des 19e et 20e siècles, bénéficie à Lorient. En 1915, le port s’affirme comme la troisième entité française de pêche. Les équipements sont néanmoins insuffisants, ce que dénoncent les politiques. En juillet 1918 est déposé le projet de Keroman, dont les travaux commencent en 1919 et se terminent en 1927, non sans quelques tensions locales.

Carte postale, collection particulière.

Dès les années 1930, le port de Keroman est confronté à ses premières crises, qui jalonneront régulièrement son histoire. La flotte a vieilli, les charges d’exploitation ont explosé avec le coût du charbon, la ressource dans le golfe de Gascogne s’épuise (et oui, déjà !), la consommation ne suit pas du fait de la crise économique. Les faillites se multiplient chez les armateurs, les mareyeurs s’organisent en syndicat tandis que la hausse des tarifs portuaires par la société gestionnaire précipite la grève. Le grand intérêt de l’ouvrage est de montrer ce fourmillement humain au sein du port, où les acteurs multiples font valoir leurs intérêts tout en ayant conscience de travailler sur une matière rapidement périssable.

Lors de la Seconde Guerre mondiale, Keroman est largement détruit : il réclamera cinq ans de travaux pour être reconstruit. L’abondance des stocks dus à leur reconstitution face à l’absence de pêche durant le conflit favorise la croissance de la production et milite pour l’extension des équipements portuaires. De nouvelles techniques et de nouvelles zones de pêche sont aussi adoptées. Les camions remplacent en 1971 les trains de marée, qui étaient en 1927 une pièce maîtresse du complexe de Keroman.

En 1975, le port entre néanmoins dans une crise profonde. Le poisson se vend mal – 78 000 tonnes en 1974, année record, à comparer avec les 26 000 tonnes en 2013 –, le port n’est pas modernisé, le prix du pétrole explose, les conflits sociaux se multiplient. Malgré les innovations, tant sociales que scientifiques ou techniques, l’avenir apparaît sombre.

Dans les années 1990, trois évènements vont façonner un nouveau Keroman : un changement de concessionnaire, pour la partie financière ; le démarrage des bases avancées (en Écosse, au Pays-de-Galle ou au Verdon, la pêche est ensuite conduite au port de Keroman par camion), l’arrivée d’Intermarché (un peu moins de la moitié des apports annuels aujourd’hui, autour de 10 000 tonnes). Certains lecteurs, peu coutumiers du poisson quand il se trouve hors de leur assiette, pourraient être surpris de découvrir cet envers du décor.

A Keroman, à la fin des années 1970. Carte postale, collection particulière.

Le propos est à chaque fois bien mis en perspective et le lecteur peut prendre conscience que la réussite d’un port doit autant à la flotte de pêche (et à la venue des camions de pêche maintenant) qu’aux acteurs restés sur le continent, déchargeant le poisson, transformant le produit ou partant démarcher le client. Vous apprendrez aussi quel aurait pu être le surnom des Merlus, les joueurs du Football Club de Lorient, si le poisson symbolique n’avait pas été remplacé pour orner le maillot des équipes. Les nombreux témoignages, photographies et documents agrémentent très justement le fil de l’histoire. Il est dommage que, pour un travail de cette qualité, il reste tout de même des fautes d’orthographe ou des corrections, sans doute de dernière minute, qui donnent lieu à un assemblage de mots incohérents (en p. 97 par exemple), même s’il est toujours long de les supprimer toutes.

À la lecture de cet ouvrage grand public, nous sentons finalement une certaine tendresse de Gérard Le Bouëdec et Dominique Le Brigand pour les acteurs du port, pour ces hommes et ces femmes qui font un travail exigeant, mais toujours à l’affût d’une adaptation et d’une amélioration, avec souvent une grande prise de risque. Les deux auteurs n’oublient pas l’enjeu patrimonial, en particulier les friches abandonnées qui n’invitent pas les Lorientais à franchir le pont de Carnel, une des portes d’accès au port de Keroman : voilà un nouvel objectif pour ce territoire qui se qualifie désormais comme la Cité du poisson.

Johan VINCENT

 

LE BOUËDEC, Gérard et LE BRIGAND, Dominique, Lorient Keroman : Du port de pêche à la cité du poisson, Rennes, Marines Éditions/Infomer, 2014.