L’occupation d’un adolescent breton racontée par lui-même

La perspective des commémorations de la Libération de la France en 2014 et des poches allemandes (Lorient et Saint-Nazaire) en 2015 intensifie le rythme des publications sur la période. Parmi ces dernières, les témoignages prennent une place toute particulière. En effet, 70 ans après les évènements, ils sont de moins en moins nombreux à pouvoir nous raconter leur expérience. C’est l’une des raisons qui doit nous inciter à nous plonger sans hésitation dans ces histoires bien souvent subjectives, mais ô combien précieuses.

Un de ces témoignages a retenu notre attention, celui de Raymond Jaffrézou1. La biographie de l’homme est intéressante à plus d’un égard pour comprendre la teneur de son propos. Fils d’agriculteurs, il a 11 ans lorsque la guerre est déclarée. Il vit le conflit à Paule, petite commune des Côtes-du-Nord, à la frontière du Morbihan. Au sortir de la guerre, il part en Indochine avant de poursuivre une brillante carrière qui l’amène à l’ENA puis dans de hautes fonctions administratives. Il termine ainsi sa carrière comme préfet des Côtes-du-Nord, pardon, des Côtes-d’Armor puisqu’il est à l’origine du changement d’appellation – précision qui a toute son importance pour le lecteur puisque, très rapidement, il précise que par « commodité » il utilisera désormais exclusivement l’appellation pourtant anachronique de Côtes-d’Armor (p. 10). Cette brillante carrière  est racontée dans une biographie plus complète publiée en 2000. Pour l’ouvrage qui nous concerne, l’auteur revient exclusivement sur la Seconde Guerre mondiale. Il mène alors son discours en alternant un travail de recherche (essentiellement basé sur les sources préfectorales, p. 153) et sa propre expérience du conflit.

Le village de Paule, à la fin des années 1940. Carte postale. Collection particulière.

Autant le dire tout de suite, c’est le premier discours qui semble le moins convaincant. Non pas qu’il soit inintéressant mais il manque clairement de mise en perspective. C’est le cas lorsque l’auteur évoque la présence d’une « division d’occupation » d’environ 25 000 soldats allemands (p.10). Ce chiffre surprend lorsqu’on le compare à l’estimation de Peter Lieb et Robert O. Paxton : il n’y aurait que 35 000 soldats d’occupation à l’été 1942 en zone occupée2. Certes, ces chiffres sont sujets à une controverse lancée par Pierre Laborie3, pourtant il semble essentiel de faire ici la distinction entre troupe d’opération et d’occupation. La subtilité peut paraître futile mais elle est en réalité fondamentale pour comprendre la «  mise au pas » d’un département et même d’une nation de 40 millions d’habitants avec de si faibles effectifs allemands4. La police française et l’administration de manière générale jouent un rôle fondamental dans la réussite de l’Occupation. Ce lien inextricable est pourtant très largement négligé par l’auteur. Son analyse est alors parfois dépassée comme lorsqu’il explique que les soldats de 1939 ne partent pas la fleur au fusil à la différence de leurs père en 1914 (p. 7), insistant là sur une thèse pourtant démontée par Jean-Jacques Becker il y a près de 40 ans... et à partir notamment de sources provenant de ce même département des Côtes-du-Nord !

En revanche, il faut le reconnaitre, le témoignage de l’adolescent est extrêmement intéressant en ce qu’il touche au quotidien d’un jeune breton : pénuries, réquisition du dortoir de son école (p. 30), la présence d’estivants lors de l’été 1941 (p. 37)... Il nous livre également un précieux passage sur les raids menés par l’aviation alliée sur Lorient. De son village, à plusieurs dizaines de kilomètres de la cité portuaire, il raconte que « nous entendions nettement […] et nous voyions dans le ciel, les faisceaux des projecteurs de la flak » (p. 59). Ce type de témoignage est également attesté dans la région d’Auray (Morbihan) à près de 40 kilomètres des lieux. Cet indicateur nous fait comprendre la violence sonore – et même visuelle – de ces raids qui rappellent à de nombreux Bretons que la guerre est belle et bien une réalité.

L’auteur nous plonge également de manière remarquable dans cette période d’après Occupation, celle où les effets de la guerre se prolongent. Les pénuries sont toujours d’actualité (p. 128), les réfugiés de la poche de Lorient demeurent de longs mois loin dans les Côtes-du-Nord avant de pouvoir rentrer chez eux (p. 127). Les difficultés sont d’autant plus importantes que la sécheresse « exceptionnelle » de la fin d’année 1945 vide les barrages et perturbe la production d’électricité nécessaire à la reconstruction (p. 151). Le système D est donc plus que jamais d’actualité et le crash d’un avion américain en 1945 apparaît comme une aubaine pour les habitants qui dépouillent l’appareil «  comme des fourmis dévorent un cadavres »  pour en faire des choses bien souvent utiles : sièges, porte-bagages, abri de jardin (p. 137).

Scène de l'occupation. Collection particulière.

En définitive, nous ne pouvons que conseiller ce témoignage précieux et précis sur la vie quotidienne dans les Côtes-du-Nord pendant la Seconde Guerre mondiale. Certes, l’ouvrage doit être considéré comme le regard d’un adolescent avec toute sa subjectivité, mais c’est aussi ça l’intérêt d’écouter et de lire les hommes et les femmes qui ont vécu cette guerre. Et peu importe qu’il s’agisse là d’une énième publication sur la période. Non, personne ne pense que vous, les « derniers survivants » ne « radot[ez] » (p. 153).

Yves-Marie EVANNO

 

JAFFREZOU, Raymond, Un jeune breton dans la guerre, Paris, L’Harmattan, 2014.

 

 

1 JAFFREZOU, Raymond, Un jeune breton dans la guerre, Paris, L’Harmattan, 2014. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 LIEB, Peter, et PAXTON, Robert O., « Maintenir l'ordre en France occupée » Combien de divisions ? », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2011/4 n° 112, p. 115-126.

3 LABORIE, Pierre, Le Chagrin et le Venin, Paris, Bayard, 2010, p. 255.

4 THALMANN, Rita, La mise au pas : idéologie et stratégie sécuritaire dans la France occupée, Paris, Fayard, 1991, p. 11.