Le traumatisme de 1940

Un chef qui nage bien, un soldat qui glisse par mégarde en provoquant son lot de catastrophes… Une armée maladroite, mal préparée et sans envie : voilà ce qui peut résumer l’image que le grand public se fait de l’armée française lors de la campagne de 1940. A raison de nombreuses diffusions – toujours très suivies – la 7e Compagnie de Robert Lamoureux (1973, 1975 et 1977) a très certainement contribué à pérenniser ces clichés dans la mémoire collective. Les nombreux ouvrages publiés depuis le début des années 1980 ne permettent pas, malgré leurs qualités évidentes, de briser ces stéréotypes censés expliquer la défaite française1. Pour comprendre les raisons de cette occultation, Gilles Vergnon et Yves Santamaria se proposent d’ausculter la mémoire collective dans un très bel ouvrage intitulé Le syndrome de 1940. Un trou noir mémoriel.

Sur les routes de l'exode. Collection particulière.

La campagne de France pourrait paraître un évènement presque anecdotique de notre histoire tant elle fut courte. Pourtant, ses conséquences sont telles qu’elle impose une véritable rupture. Très rapidement, le traumatisme engendré par la défaite a suscité de multiples tentatives d’explications, bien souvent à des fins politiques ou mémorielles, au point de déformer la réalité de l’évènement.

En effet, dès l'été 1940 il faut trouver des coupables, et ils sont tous désignés. Pour l’extrême droite, il ne fait nul doute que les responsables se nomment francs-maçons, juifs et autres gauchistes, en particuliers ceux du Front Populaire (Olivier Forlin, p. 87-102). Les tenants de l’Eglise catholique apportent une « lecture providentialiste », en accusant les « laïcs » d’avoir provoqué, depuis 1789, le châtiment divin (Corine Bonnafoux, p. 63-86). Quant à la gauche révolutionnaire, elle s’en prend ouvertement aux bourgeois et aux capitalistes (Philippe Buton, p.103-133). A cela il faut bien entendu ajouter l’absence d’anticipation des besoins militaires, l’implication des civils dans les questions stratégiques, l’incapacité des chefs, leurs mésententes, les partisans de l’esprit munichois… En somme, autant d’explications parfois contradictoires qui sèment le trouble dans la compréhension que peuvent avoir les lecteurs de l’immédiat après-guerre, entre 1940 et 1944. Les légendes noires de la défaite sont nées.

Mais on peut légitimement se demander si l’après-Libération n’est pas tout autant responsable de la persistance de ces clichés ? En étant reléguée au second plan, le souvenir de la défaite est occulté. Peut-être que la France de 1940 est inconsciemment rejetée dans l’ombre de la France héroïque, celle qui résiste et qui siège aux côtés des vainqueurs ? Si on peut y voir une manière de soulager les états d’âmes, cette seule explication ne tient pas. En effet, pour les dirigeants, il convient également de reconstruire le pays dans la sérénité, celle de l’apaisement souhaité par Charles de Gaulle. Pour cela, il faut éviter les discours clivants. Julian Jackson se demande même si Charles de Gaulle n’est pas en grande partie responsable du « Trou noir mémoriel » (p. 60) ?

« Selon lui, il y a eu une défaite provisoire – une bataille – qui est transformée en catastrophe par la faiblesse des institutions et la défaillance des élites : c’est une tragédie en deux actes. Mais il ne préfère pas trop s’y attarder. Le souvenir est trop pénible, trop différent de l’image qu’il se fait de la France. »

Maurice Vaïsse confirme ce « tour de passe-passe » réalisé par Charles de Gaulle qui parvient à faire disparaître « la défaite de mai-juin 1940 au profit de la Victoire du 8 mai 1945 » (p. 301). Pour d’autres, qu'il s'agisse du petit épicier de province ou de l'homme public,  occulter la défaite de 1940 devient nécessaire pour ne pas être compromis par des choix regrettables et/ou contestables. Yves Santamaria relève l’exemple de Robert Schuman, secrétaire d’Etat en juin 1940, partisan de mettre « bas les armes » le 12 juin, et ayant voté les pleins pouvoirs le 10 juillet tout comme ont pu le faire Antoine Pinay ou Joseph Laniel (p .122)…

Après le bombardement de la plaine de Baud à Rennes, le 17 juin 1940. Wikicommons.

Aux intérêts strictement personnels s’ajoutent également ceux de la nation. Alors que se profile la décolonisation, comment assumer les failles exposées en 1940 alors même que la France souhaite se montrer ferme face aux colonies ? Il est alors certain que les errances du discours officiel sur la défaite laissent le champ libre à de nouvelles instrumentalisations politiques. C’est ce que reproche ouvertement Olivier Dard à Annie Lacroix-Riz (p. 154) :

« Annie Lacroix-Riz voit dans son isolement universitaire le résultat d’une « histoire sous influence », dont elle serait la victime eu égard à son engagement communiste bien connu. Se présentant comme une sorte de chevalier blanc, elle entend révéler à un public désinformé les coulisses d’un histoire qu’il s’agirait de taire eu égard à ses prolongements actuels : « la connaissance de l’histoire présente donc autant plus de danger qu’elle montre à nos contemporains ce que les élites ont fait à leurs ascendants, et leur suggère le sort terrible que leur réservent les élites actuelles. »

Sans entrer dans les débats, il convient néanmoins de reconnaître que la mise aux oubliettes de la campagne de 1940 pose très vite de véritables problèmes d’ordre mémoriels. Comment alors satisfaire les attentes des victimes de guerre ou des soldats de la campagne de France qui ne peuvent être considérés comme anciens combattants ? En effet, ces derniers – hormis les prisonniers de guerre – ne répondent pas aux exigences de l’Office des combattants pour se voir attribuer une carte d’ancien combattant et, de facto, les éventuelles pensions auxquelles ils auraient le droit. Ce n’est qu’en 1952 que le ministère des Anciens combattants accepte de bonifier les jours de combat (1 jour de combat équivaut à 6 jours) de façon à ce que tous les hommes de la campagne de 1940 aient effectué au moins 3 mois de combat, durée minimale à la délivrance d’une carte (Serge Barcellini, p. 166-167). Ce faisant, la France apporte enfin une reconnaissance publique à ceux qui se sont battus pour elle.

On le voit, l’ouvrage identifie parfaitement les nombreux enjeux liés à la persistance des préjugés sur la défaite de 1940. Mais ce n’est pas le seul intérêt que le lecteur y trouvera. En effet, Le syndrome de 1940 nous semble être un parfait manuel servant à décrypter les sources publiées sous l’Occupation, particulièrement en fonction de ses orientations politico-éditoriales des titres de presse.

Enveloppe. Collection particulière.

Si la défaite de 1940 ne semble donc pas encore totalement acceptée, faut-il pour autant parler de traumatisme ? Le terme est très certainement exagéré comme le reconnaît Maurice Vaïsse qui, de par « son expérience personnelle », estime que le public est demandeur et bien souvent partisan « d’une remise en cause de l’idée d’une défaite honteuse » (p. 300). Il conviendra plus justement de parler de méconnaissance voire de désintérêt. Ce ne sont – malheureusement – pas les excellentes publications dont la diffusion est trop confidentielle qui pourront activer un regain d’intérêt2. Cela passerait plutôt par le discours fondateur d’un président de la République (Gilles Vergnon p. 151), ou plutôt par un nouveau succès cinématographique. Une 7e Compagnie 2.0. où, cette fois, l’armée française serait montrée sous un jour moins fantasmé.

Yves-Marie EVANNO

 

SANTAMARIA, Yves et VERGNON, Gilles (dir.), Le syndrome de 1940. Un trou noir mémoriel ? Paris, Riveneuve, 2015.

 

 

 

1 SANTAMARIA, Yves et VERGNON, Gilles (dir.), Le syndrome de 1940. Un trou noir mémoriel ? Paris, Riveneuve, 2015, p. 7-11. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 Nous signalerons ici en lecture complémentaire l’ouvrage dirigé et publié à la fin de l’année 2014 par MARTENS, Stefan et PRAUSER, Steffen (dir.), La guerre de 1940, se battre, subir, se souvenir, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2014.