1940, une guerre méconnue

Qu’est-ce que la guerre de 1940 ? Cette question, volontairement provoquante, peut résumer le fil conducteur des 16 contributions de l’ouvrage La guerre de 1940, se battre, subir, se souvenir1, remarquable volume consacré à un conflit qui n’est pas sans paradoxes. En effet, les deux directeurs de la publication, Stefan Martens et Steffen Prauser, dressent en préambule un constat inquiétant : « Soixante-quinze ans après la Deuxième Guerre mondiale, la débâcle de l’été 1940 hante encore les historiens comme le grand public » (p. 9). Pourtant, cette période fait à bien des égards figure de parent pauvre de l’historiographie. Cette réalité se constate d’ailleurs à l’échelle locale. Prenons l’exemple de Roger Leroux. Correspondant du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale, il publie en 1977 un ouvrage qui est toujours considéré comme celui faisant référence sur le conflit dans le Morbihan. Or, sur les 623 pages d’un travail extrêmement fouillé, seules 22 sont consacrées aux mois qui précèdent l’Occupation – et quatre seulement pour la « drôle de guerre », autre angle-mort de l’historiographie2. Le cas du département breton est d'ailleurs loin d’être une exception. C’est en conséquence notre compréhension de la victoire allemande – et donc de la défaite française – qui est bien souvent erronée.

A Compiègne, la délégation française devant le wagon de l'Armistice, le 22 juin 1940. Carte postale. Collection particulière.

En étudiant les mécanismes des défaites belges, néerlandaises et françaises, les auteurs démontrent pourquoi depuis quelques années « les historiens n’hésitent désormais plus à parler d’étrange victoire allemande » (p. 10). Cette inversion des croyances historiques est parfaitement démontrée par Frédéric Guelton à propos de la présumée incompétence de l’état-major français, convaincu de l’impénétrabilité des Ardennes. Durant de nombreuses décennies, notre lecture des évènements fut déformée par « l’autojustification » des principaux protagonistes. Pourtant, les rapports des années 30 sont catégoriques. Ils montrent que les autorités militaires françaises ont conscience de la vulnérabilité du système défensif français. En 1931, le général Weygand conclue ainsi qu’une attaque « brusquée » des Allemands à travers les Ardennes pourrait entrainer une défaite française (p. 80). Ce constat justifie alors un exercice de simulation lors de l’hiver 1933/1934. De ce fait, la déroute de 1940 doit moins être expliquée par une quelconque forme d’incompétence que par des raisons d’ordre interactionnel et notamment « les querelles entre les généraux » (ici particulièrement entre Prétélat et Gamelin). Ce type de conflit « peu étudié par l’histoire militaire » (p. 86) est pourtant essentiel pour comprendre l’échec de la campagne de France selon l’auteur.

Mais la guerre n’est pas seulement une affaire de militaires, comme le rappelle judicieusement Jean-Luc Leleu. Comme ce fut le cas en 1914-1918, elle n’épargne pas les civils (p. 140) :

« leur statut de non combattants ne signifiait plus qu’ils soient hors du combat. En tant qu’acteurs économiques et sociaux, ils ont été intégrés dans les stratégies de guerre. »

Dans cette guerre totale, ce sont donc toutes les ressources disponibles qui doivent se mettre au service de la victoire. Joseph Goebbels comprend rapidement l’intérêt des nouvelles technologies pour mener la propagande qu’il qualifie de « quatrième arme ». Cette dernière joue un rôle fondamental en 1940 mais n’est pas exclusive à l’Allemagne puisqu’elle est appliquée dans de nombreux pays avec plus ou moins de réussite. La comparaison des propagandes françaises, belges et allemandes par Albrecht Betz est particulièrement intéressante. L’auteur démontre sans surprise que « la bataille menée entre Giraudoux et Goebbels revenait à une bataille entre une flute et un trombone » (p. 158). On le voit bien ici, le choix initial de mener une histoire transnationale de la guerre de 1940 est d’autant plus pertinent qu’il apporte une réelle mise en perspective.

Monument à Dunkerque. On remarquera la présence complètement incongrue du drapeau américain. Carte postale. Collection particulière.

Alors pourquoi s’attarder sur un tel ouvrage lorsqu’on s’intéresse à l’histoire très locale de la Bretagne ? La question se pose d’autant plus que les départements bretons sont peu – pour ne pas dire pas – évoqués. Ce n’est donc pas pour les exemples mais bien pour les nouvelles grilles de lectures qu’il apporte que ce livre est indispensable. En effet, la guerre de 1940 touche particulièrement la péninsule armoricaine. Certes, les affrontements sont moins meurtriers qu’au nord-est de la France. Lorsque Philippe Pétain « le cœur serré » demande de cesser les combats, les Allemands pénètrent en Bretagne. Cela n’empêche toutefois pas quelques combats, comme celui des Cinq chemins à Guidel le 21 juin.

En revanche, l’Ouest de la France est particulièrement concerné par l’accueil des réfugiés belges, néerlandais ou encore luxembourgeois. Ils sont près de 900 000 à rejoindre la Bretagne en l’espace de deux mois3. L’ouvrage nous délivre une approche de ces hommes et de ces femmes dont le destin est profondément marqué par l’exode (on signalera ici les contributions de José Gotovitch, Alain Colignon, Chantal Kesteloot, Paul Dostert, Hanna Diamond et Paul Aron). Pour certains, ce sont les premiers pas à l’étranger et la découverte d’un « autre monde » (José Gotovitch, p. 109) qui, comme pour les réfugiés de la Grande Guerre, motivera parfois le choix d’une destination touristique après 19454.

Ce faisant, c’est bien le prisme déformant de la mémoire qui se dévoile avec cet ouvrage. L’exemple le plus frappant, ici apporté par Mark Connely, est la réutilisation actuelle par les Britanniques de l’expression « l’esprit de Dunkerque » pour justifier l’isolationnisme contre l’adversité étrangère (p. 193). Ou comment le discours témoigne d’une réécriture de la bataille et parvient finalement à inverser l’apparente déroute en épopée historique5. L’histoire doit donc venir au secours de 1940 pour ne pas laisser perdurer certains mythes. C’est la chose à laquelle s’active cet excellent volume dont nous ne pouvons que conseiller la lecture.

Yves-Marie EVANNO

 

MARTENS, Stefan et PRAUSER, Steffen (dir.), La guerre de 1940, se battre, subir, se souvenir, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du septentrion, 2014.

 

 

1 MARTENS, Stefan et PRAUSER, Steffen (dir.), La guerre de 1940, se battre, subir, se souvenir, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du septentrion, 2014. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 LEROUX, Roger, Le Morbihan en guerre 1939-1945, Mayenne, Joseph Floch Editeur, 1978.

3 MEYNIER, André, Les déplacements de la population vers la Bretagne en 1940-1941, Paris, Les nourritures terrestres, 1950, p. 35.

4 EVANNO, Yves-Marie et VINCENT, Johan, « Loin des tranchées, la plage. Réflexions sur le tourisme dans le Morbihan », in Actes du Cycle de conférences : Les Morbihannais à l’épreuve de la Grande Guerre, Vannes, 2015 (à paraître).

5 Sur cette question on renverra pour de multiples exemples à BOLTANSKI, Ariane, LAGADEC, Yann et MERCIER, Franck, La bataille. Du fait d’armes au combat d’idéologique, XIe-XIXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, actes d'un colloque tenu à Rennes en décembre 2012 que nous avions évoqué ici-même.