Paroles de mai 1968

Un pavé. Des histoires. Ces 480 pages apportent un autre regard sur Mai 68. Car on tient ici entre nos mains un livre différent. Un ouvrage qui prend place dans le moment commémoratif du 50e anniversaire de Mai 68, renouvelant les pratiques historiographiques à la manière de ces années 1968 qui, justement, ont imprimé un véritable renouvellement des pratiques militantes1. Cette entreprise éditoriale atypique procède en effet d’un appel à témoignages auprès de celles et ceux qui ont vécu Mai 68. Publié par les éditions de l’Atelier et Médiapart, ce gros opus résulte de l’action de 3 universitaires, spécialistes de 1968, dont Erik Neveu (professeur à l’IEP de Rennes) et Boris Gobille (auteur par exemple, en 2008, d’un excellent manuel sur cet épisode politique, social et culturel marquant de l’histoire contemporaine française)2.

A Paris, manifestants et CRS (diapositive). Collection particulière.

Il s’agit donc d’une sélection organisée parmi les 300 textes récoltés (belle moisson de témoignages écrits et oraux, venant renforcer la masse des sources disponibles sur cet évènement aussi atypique qu’inclassable) auprès d’une grande diversité d’acteurs, ensemble visant à rendre compte de l’épaisseur sociale de Mai 68. Disons-le d’emblée, ce matériau constitue à la fois l’intérêt et la limite du projet. Car cet autre récit de Mai 68 n’a de sens qu’adossé à la littérature fleuve, décryptant de façon assurée la triple révolte générationnelle (mouvements de jeunesse), sociale  (les plus grandes grèves de l’histoire mondiale) et politique (contestations antigaullistes de gauches en recomposition, et en échec à l’été 68, à court terme). Les auteurs rappellent d’ailleurs cette réalité. Et une bibliographie solide, une chronologie claire mais aussi de petites introductions bien problématisées, restituent toute la complexité de Mai 68, compensant d’éventuels manques intellectuels autour d’une date qui fait l’histoire ou d’une histoire qui fait dates, pour paraphraser une récente émission TV de Patrick Boucheron.

Le lecteur, la lectrice, du pavé peut picorer au gré des témoignages de ces « protagonistes anonymes » et s’abreuver d’une « histoire participative », pour reprendre la percutante formule conclusive d’Edwy Plénel, à la recherche d’une « intelligence par l’histoire ordinaire ». Et c’est très réussi, il faut le concéder. D’abord parce que l’organisation des récits offre une trame cohérente, pertinente et fine de ces Mai 68 kaléidoscopiques. Notamment autour de plusieurs axes qui balayent les évènements de 68 : « l’avant Mai » (soulèvements lycéens et étudiants) ; la grève générale avec ses singulières occupations autogestionnaires ; les « révolutions intérieures » (onde de choc sur les parcours de 1968) autant que les « rappels à l’ordre » (répressions, contre-mobilisations) ; sans compter les points de vues décalés (« à hauteur d’enfants » par exemple).

En outre, les Mai 68 bretons sont bien présents dans ce livre, à travers notamment  5 récits extrêmement différents : « les premiers pas d’une jeune fille sage » (Marylise, 21 ans, Rennes, p. 346-349), « j’avais pris le large (Raymonde Jegoudez, 18 ans, Brest, p. 356-357) ; « Nous préférons l’espérance incertaine » (Saint-Méen-le-Grand, congrégation de l’immaculée, p. 367-368) ; « les bonnes sœurs vivaient dans la hantise » (Catherine Malherbe, 14 ans, Chateaubriant, p. 394-395) ; « équipés et armés, prêts à monter à Paris (Pierrouli, 19 ans, Brest, p. 425-426.

Alain Geismar répondant aux questions de de journalistes dans la chaude nuit du quartier latin, 24 mai 1958. Photographie de presse.

Ces lectures, loin des regards décentrés sur 68 depuis les régions comme l’historiographie récente a pu le proposer3 ou des approches globales (sur un espace ou sur des trajectoires4), partent des parcours individuels. Un récit vivant, des sources riches aussi, qui ne visent en rien à une histoire totale, mais qui tente de faire émerger, exister, résonner des témoignages « du terrain », terres inconnues des archives publiques…. Originale dans le flot des publications, de qualité (à l’image du Que-sais-je concocté par Bibia Pavard), comme à l’occasion du 40e anniversaire (synthèses excellentes sous l’égide de Gilles Richard ou Boris Gobille), ce livre se singularise par son optique et ses visées. Ajoutons enfin que la sortie effective de ce livre a symboliquement lieu le 22 mars 2018, clin d’œil à l’appel du 22 mars 68 de Dany Cohn-Bendit et ses comparses.

François PRIGENT

 

DORMOY-RAJRAMANAN, Christelle, GOBILLE, Boris et NEVEU, Erik, Mai 68 par celles et ceux qui l’ont vécu, Paris, éd. de l’Atelier/Médiapart, 2018.

 

 

 

 

1 Sur l’idée d’années 1968 conjuguées au pluriel on renverra au récent BOUGEARD, Christian, Les années 68 en Bretagne. Les mutations d’une société (1962-1981), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.

2DORMOY-RAJRAMANAN, Christelle, GOBILLE, Boris et NEVEU, Erik, Mai 68 par celles et ceux qui l’ont vécu, Paris, éd. de l’Atelier/Médiapart, 2018.

3 CHEVANDIER, Christian et  BENOIT, Bruno, MORIN, Gilles, RICHARD, Gilles et VERGNON, Gilles (dir.), A chacun son Mai ? Le tour de France de mai-juin 1968, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011 et BOUGEARD, Christian, PORHEL, Vincent, RICHARD, Gilles et SAINCLIVIER, Jacqueline (dir.), L’Ouest dans les années 1968, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.

4 Cf. les travaux de Christian Bougeard et de Erik Neveu sur ces questions.