Témoigner de l’instant : Léopold Turgot, l’Occupation et le Finistère
Il y a parfois d’heureux hasards en histoire. C’est ce que nous rappelle la publication du journal de Léopold Turgot : Si Loin des îles…. De Brest bombardé à Huelgoat libéré1. Heureux, le terme est très certainement maladroit au regard de l’histoire du manuscrit. Perdu de longues années et oublié, il est néanmoins retrouvé récemment lors d’une succession (p. 6). Mais le terme convient en revanche mieux à l’historien ayant accès au manuscrit. Ce dernier entame en effet une nouvelle vie grâce à l’écrivain Hervé Jaouen, mari de la petite fille de l’auteur, qui a souhaité publié le texte « dans son jus ». Seules quelques annotations judicieuses permettent au lecteur de se retrouver dans la généalogie familiale.
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Ce qu'il reste du pont de Recouvrance à Brest. Cliché pris probablement à la fin de l'année 1944. Wiki-Brest. |
Une telle publication est toujours précieuse pour celui qui s’intéresse à l’histoire de l’Occupation. En effet, ce type de texte témoigne, au moment des faits, des impressions personnelles d’un contemporain. Cette subjectivité est précieuse puisqu’elle dégage des tendances, reflets des préoccupations de l’auteur. Dans le témoignage de Léopold Turgot, un thème prend une place toute particulière. L’expérience traumatisante des bombardements est en effet régulièrement évoquée. Il faut dire que l’auteur et sa famille vivent à Brest, ville particulièrement touchée par les raids aériens. Les attaques sont précoces puisque les Allemands mènent des offensives lors de la campagne de France, obligeant de nombreux habitants à quitter la ville (p. 27). Mais la signature de l’armistice ne signifie pas l’arrêt des bombardements. Désormais, Brest et sa base sous-marine sont les cibles des Alliés. La régularité des offensives est telle que les alertes constituent une sorte de routine. Le rituel méthodique instauré par Léopold chaque soir est frappant (p. 33-34):
« Avant de se coucher, nous disposons les vêtements sur une chaise, près du lit, en ordre de mise. Dès les premiers coups de canon nous nous habillons calmement, si on estime en avoir le temps. Si c’est trop violent, on attrape le tout d’une poignée et l’on gagne un coin reculé de la chambre pour les enfiler. Ce n’est pas le moment de mettre les deux pieds dans le même sabot »
La guerre devient en quelque sorte banale. Léopold semble progressivement s’accoutumer à l’angoisse. Il reprend une vie qui se veut normale en continuant les balades (p. 40) ou autres randonnées (p. 30). Mais, conscient de ne pas être « invulnérable » (p. 30), il décide de quitter Brest le 15 avril 1941 pour rejoindre Landivisiau, épargnée par les bombardements (p. 47).
Plusieurs mois plus tard, il s’établit à Huelgoat. C’est dans cette commune du centre-Finistère qu’il assiste aux dernières semaines de la guerre. Il raconte alors la tension palpable des occupants (p. 57), la lassitude de certains officiers allemands (p. 52) puis les premiers parachutages (p. 55) et l’arrivée des Américains (p. 61). Il consacre alors neuf pages aux combats de la Libération de Huelgoat (p. 61-70).
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Char américain au Huelgoat lors de l'été 1944. Wikicommons. |
Le témoignage de Léopold Turgot est, comme tout témoignage, extrêmement précieux. Néanmoins, nous émettrons un seul regret. L'auteur cesse d’écrire entre le 15 août 1941 et le … 19 octobre 1944. L’essentiel de l’Occupation est alors raconté non plus sur le vif mais d’après ces souvenirs. Le discours, parce qu’il émane d’une reconstruction mémorielle, perd alors de sa spontanéité. Le témoin n’écrit pas ce qu’il vit mais ce qu’il se souvient avoir vécu tout en connaissant désormais le fin mot de l’Histoire. A l’inverse, lorsqu’il achève son carnet le 1er janvier 1945, il émet une note optimiste sur la fin de la guerre : « L’hiver promet d’être difficile, mais nous avons la ferme conviction que ce sera le dernier et la fin des privations » (p. 73). Ses illusions seront très vite renversées par le maintien des restrictions pendant de nombreux et longs mois… C’est bien cette spontanéité qui intéresse l’historien puisqu’elle montre à un instant T ce que peut ressentir un contemporain.
Yves-Marie EVANNO
TURGOT, Léopold, Si Loin des îles…. De Brest bombardé à Huelgoat libéré, Péronnas, Locus Solus, 2015.
1 TURGOT, Léopold, Si Loin des îles…. De Brest bombardé à Huelgoat libéré, Péronnas, Locus Solus, 2015. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses. |