Un manuel franco-allemand de la Grande Guerre ?

Nicolas Beaupré déplorait récemment, dans le premier numéro de la revue Mémoires En Jeu, le manque d’implication de l’Europe en tant qu’institution politique dans le centenaire de la Première Guerre mondiale et, plus globalement, des commémorations qui restent engoncées dans des carcans nationaux ou, au mieux, bilatéraux voire trilatéraux. On comprend dès lors mieux l’intention qui sous-tend ce bel album qu’il dirige avec Gerd Krumeich, Nicolas Patin et Arndt Weinrich, volume intitulé La Grande Guerre vue d’en face1.

Soldats allemands. Collection particulière.

Réunissant sous l’égide de la Mission du centenaire et de l’Institut historique allemand une cinquantaine de contributeurs de toutes confessions historiographiques, le livre égrène sur plus de 300 pages une structure inamovible et très efficace : partir d’un document et observer, des deux rives du Rhin, un même objet historique. Dès lors, certains mécanismes de la Grande Guerre se révèlent visuellement, soulignant la force pédagogique de ce volume. Si, par exemple, on sait « abstraitement » que c’est sur la base de patriotismes défensifs que s’effectuent en Europe les mobilisations générales de l’été 1914, la juxtaposition des « unes » du Matin et du Berliner Morgenpost montre cette réalité. L’une proclame en effet que « L’Allemagne déclare la guerre à la France », l’autre au contraire que « La France attaque ! » (p. 24-25).

Cette structure duale permet une vraie histoire comparatiste se plaçant à des niveaux multiples, macro-historiques comme dans le cas des populations civiles (p. 102-109) ou des enfants (p. 110-119) mais aussi à des échelles biens plus réduites. Et l’on se doit à ce propos de souligner combien est pertinente – tant du point de vue pédagogique que scientifique – l’approche par un certain nombre d’objets emblématiques comme les casques, d’acier et Adrian (p. 122-124, ou les Croix de fer et de guerre (p. 126-135). En effet, ce sont bien les spécificités communes à ces deux pays qui, au final, se donnent ainsi à voir.

Bien qu’il se présente sous la forme d’un – très – beau livre, cet ouvrage nous parait en définitive être un excellent manuel, que l’on ne saurait d’ailleurs trop conseiller aux étudiants qui d’aventure auraient à travailler sur la Première Guerre mondiale. En effet, on soulignera combien la démarche franco-allemande est ici brillamment menée, l’approche transnationale pouvant parfois gommer certains aspects. C’est ainsi par exemple que nous avions trouvé surprenante l’absence de l’assassinat de Jean Jaurès dans les sublimes Somnambules de Christopher Clark. Les pages que consacrent Gilles Candar d’une part, Elisa Marcobelli d’autre part, à la mort du tribun socialiste vue des deux côtés du Rhin sont à cet égard bienvenues.

Carte postale. Collection particulière.

Au début des années 2000, les auteurs du manuel scolaire franco-allemand d’histoire expliquaient qu’ils avaient choisi de débuter leur difficile entreprise par le Moyen-Âge, pensant contourner la chape de plomb que constitue le XXe siècle, mais qu’il s’étaient rapidement confrontés à la question de savoir si Charlemagne était français ou allemand, sa cour résidant à Aix-la-Chapelle. Avec ce volume, Nicolas Beaupré, Gerd Krumeich, Nicolas Patin et Arndt Weinrich montrent qu’il aurait sans doute été préférable de commencer par la Grande Guerre. En attendant de pouvoir raisonner à l’échelle européenne…

Erwan LE GALL

BEAUPRE, Nicolas, KRUMEICH, Gerd, PATIN, Nicolas et WEINRICH, Arndt (dir.), La Grande Guerre vue d’en face, Paris, Albin Michel, 2016.

 

 

 

1 BEAUPRE, Nicolas, KRUMEICH, Gerd, PATIN, Nicolas et WEINRICH, Arndt (dir.), La Grande Guerre vue d’en face, Paris, Albin Michel, 2016. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.