Un stimulant corps à corps

L’une des plus belles surprises de l’année dernière dans les librairies avait assurément été l’excellent ouvrage de Franck David sur les monuments aux morts publié par les éditions Codex. Celles-ci, sans doute désireuses d’approfondir la démarche initiée avec ce livre, font désormais coup double en proposant Corps à corps, un essai de transmission mémorielle par le cimetière militaire dû à Emile S. Fouda et Eve Comandé1.

L'alignement des tombes au cimetière américain de Colleville-sur-Mer, en Normandie. Wikicommons.

Comme Franck David, Emile S. Fouda et Eve Commandé offrent une sorte de couteau suisse littéraire, à la fois précis de droit du cimetière militaire, historique de ce lieu du souvenir et manuel d’interprétation. Le volume s’adresse donc à tous, du militant du Souvenir français qui souhaiterait disposer d’un outil bien conçu pour l’aider dans son action quotidienne, aux enseignants qui entendent utiliser ces cimetières comme des livres d’histoire à ciel ouvert. De ce point de vue, il n’y a donc rien à dire et l’objectif global du livre est assurément atteint.

Pour autant, il n’en demeure pas moins qu’un certain nombre de passages de l’ouvrage interpellent ou peinent à convaincre. Ainsi, on ne peut être qu’étonné lorsqu’on découvre que la création en 1992 de la Délégation à la mémoire et à l’information historique équivaudrait à la création d’un « Ministère de la Reconnaissance et de la Réparation » (p. 82). En effet, la réparation instituée par la loi du 31 mars 1919 n’est pas possible sans reconnaissance. Cela explique la fameuse phrase de Clemenceau « ils ont des droits sur nous » mais surtout rend budgétairement acceptable ces mesures en faveur des anciens combattants et victimes de guerre. De même, il est regrettable de lire que « la Seconde Guerre mondiale a donné un sens vivant aux luttes pour la liberté et la démocratie » (p. 42) : c’est aller vite en besogne et oublier que pour les contemporains de la Grande Guerre, ce conflit par bien des égards aujourd’hui incompréhensible avait aussi une signification.

Surprenante est à cet égard l’affirmation comme quoi « la libération de la France a commencé sur les plages de Normandie, le 6 juin 1944 » (p. 73) ce qui nous semble faire peu de cas de la libération de la Corse et surtout des combats de la France libre en Afrique2 mais aussi témoigner du manque d’ampleur géographique de l’ouvrage. Disons-le clairement, les auteurs étant Normands, l’enquête a parfois tendance à se circonscrire à cette seule région. Certes, il y a là un choix cohérent et relativement logique. Pour autant, l’honnêteté conduit à  avouer que nous nous sommes parfois surpris en lisant ce volume à songer à un autre espace qui nous semble extrêmement important du point de vue du cimetière militaire, tant en termes de quantité que de diversité, mais qui est de surcroît complètement absent de ces pages : la Belgique. De la Flandres à Wallonie, des tombes de la Première à la Seconde Guerre mondiale sans oublier les strates mémorielles constituées des conflits antérieurs, et notamment napoléoniens, ce territoire concentre en quelques centaines de kilomètres carrés une richesse et une diversité de sépultures belges, françaises, allemandes, britanniques, américaines… qui invitent à une analyse, malheureusement ici absente.

Au cimetière militaire français d'Auvelais, en Belgique, lors des commémorations du centenaire de la bataille de Charleroi. Cliché E. Le Gall.

Néanmoins, l’une des principales conclusions qu’il y a à tirer de ce livre utile, malgré toutes les critiques que l’on peut formuler à son propos, est que le cimetière militaire en tant qu’objet d’études est non seulement un sujet particulièrement intéressant mais qu’il n’est sans doute pas clos. Et celui ou celle qui souhaiterait s’en emparer ne pourrait d’ailleurs faire autrement que de se référer au travail d’Emile S. Fouda et Eve Comandé tant les références bibliographiques citées sont nombreuses et variées. Sans parvenir à totalement conquérir l’adhésion du lecteur, le volume n’en reste pas moins solide et surtout, et là est à nos yeux une qualité essentielle, extrêmement stimulant. Ainsi, lorsqu’on lit que les cimetières militaires « sont porteurs d’un même message de paix universelle » (p. 44, idée reprise p. 66), on ne peut s’empêcher de penser aux polémiques récurrentes entourant le sanctuaire de Yasukuni, au Japon. S’il ne s’agit pas d’un cimetière au sens strict du terme, ce lieu de mémoire invite néanmoins à une démarche encore peu exploitée consistant moins à s’intéresser à la nécropole qu’à son utilisation dans l’espace public. Car encore une fois, la mémoire est l’outil politique du temps présent.

Erwan LE GALL

 

FOUDA, Emile S. et COMMANDE, Eve, Corps à corps. Essai de transmission mémorielle par le cimetière militaire, Talmont Saint-Hilaire, CODEX, 2015.

 

1 FOUDA, Emile S. et COMMANDE, Eve, Corps à corps. Essai de transmission mémorielle par le cimetière militaire, Talmont Saint-Hilaire, CODEX, 2015. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 Sur cette question, on renverra au classique mais indispensable BROCHE, François, CAÏTUCOLI, Georges, et MURACCIOLE, Jean-François, La France au combat de l’Appel du 18 juin à la  victoire, Paris, Perrin, 2007.