La « tragédie » du phare d’Ar-Men

Cela a tout du synopsis de film à catastrophes hollywoodien : trois hommes prisonniers d’un incendie qui s’est déclaré dans un phare « dressé 35 mètres au-dessus des flots, au milieu de la plus longue suite de récifs, sur le point le plus éloigné du continent ». Pourtant, loin de la fiction cinématographique, ce scénario s’est réellement déroulé, le jeudi 13 décembre 1923, au large de la Bretagne, « à neuf kilomètres de la pointe extrême de l’île de Sein », sur le phare Ar-Men, « le plus isolé de tous ceux de la région ». Un phare dont la construction a duré 16 ans, entre 1865 et 1881, « date à laquelle, le feu fut allumé pour la première fois ». L’envoyé spécial de la Dépêche de Brest n’a pu se rendre sur place que trois jours plus tard. Son récit de la « tragédie d’Ar-Men » est publié dans le journal le mardi de la semaine suivante.1

Carte postale. Collection particulière.

S’il est un métier de la mer qui ne laisse pas indifférent, c’est bien celui de gardien de phare. Notamment à cause de la solitude qu’il implique :

« Lorsque durant de longs jours, pendant d’interminables nuits, on ne peut se mouvoir qu’en un espace étroit comme celui d’une cellule, on se trouve séparé de l’humanité par la violence inapaisable du flot ou la redoutable menace d’un ciel assombri, des faits comme celui-là ne manquent pas d’importance. »

En ce 13 décembre 1923, ils sont trois gardiens sur le phare d’Ar-Men. Le premier, François Le Pape, 29 ans, originaire du Guilvinec, est un « ancien fusilier marin, qui eut la jambe mutilée à Dixmude ». Les postes de gardiens de phares constituent en effet régulièrement des emplois réservés aux mutilés de la Grande Guerre. Le deuxième, Henri Loussouarn, 35 ans, est de Penmarc’h tandis que le troisième, Hervé Menou, 32 ans, vient de l’île de Sein toute proche et « remplit les fonctions de maître auxiliaire ». Leur dernier contact direct avec l’extérieur date du 19 novembre, lors du ravitaillement. Les conditions de vie sont dures en ce début d’hiver :

« le pauvre Le Pape, depuis dix jours, était malade. Il avait tant de fièvre, la veille [le 12 décembre], qu’on avait été contraint de hisser au sommet du phare le drapeau, qui constitue l’appel au secours. »

Cependant,

« le patron Rohou, chargé du ravitaillement, était bien venu avec sa barque, mais […] il n’avait pu, à cause du mauvais temps, s’approcher suffisamment du phare. Et il était parti sans avoir pu porter le moindre secours. »

Pour ne rien arranger, il n’y a plus de pain à manger sur le phare, celui-ci a subi « l’atteinte des flots, et trempé d’eau de mer, [est] devenu immangeable ». Les trois hommes se rabattent depuis sur « leur provision de biscuits ».

Carte postale. Collection particulière.

En ce début d’après-midi du jeudi 13 décembre, Hervé Menou effectue son quart à la lanterne. Vers 15h30, François Le Pape, pourtant malade, le rejoint « pour l’aider à préparer l’allumage du feu ». Une demi-heure plus tard, « Armen [émet] ses trois premiers éclats, qu’il [doit] renouveler, jusqu’au jour, toutes les 20 secondes. » Le troisième gardien, Henri Loussouarn, quitte « sa chambre [vers 17h] pour venir vers ses compagnons », non sans avoir bu, auparavant, un « breuvage » réchauffé sur un « fourneau à pétrole ». Désormais tous trois en haut du phare, « sur la galerie », « ils aperçoivent avec surprise qu’une épaisse fumée [s’échappe] non loin d’eux du tuyau du fourneau ». Alors qu’ils redescendent « l’escalier tournant » pour s’enquérir de la situation, ils doivent « battre en retraite », arrêtés « dans leur élan » par l’asphyxie causée par la « fumée âcre et noire [qui] les saisit à la gorge ». L’incendie prend rapidement de l’ampleur :

« les vitres [volent] en éclats. Des flammes énormes [s’échappent] des fenêtres de la cuisine et de la première chambre. Pas de doute, le feu [va] gagner les trois autres chambres superposées, puis la lanterne. »

Pire encore, le feu risque de gagner le pied de tour, où sont stockés la réserve de « quatre mille litres de pétrole ».

Les trois gardiens sont prisonniers des flammes, coincés en haut du phare : « attendraient-ils sur cette galerie l’effroyable catastrophe ? » Loin de se résoudre à leur funeste destin, « ils [franchissent] la balustrade ». Hervé Menou et Henri Loussouarn, « à la façon des équilibristes », s’accrochent aux « cordages servant aux transbordements », « au long d’une potence débordant de cinq mètres ». Dans le même temps, François Le Pape – malade mais surtout unijambiste ! – n’hésite pas à se saisir « du mince [fil] conducteur du paratonnerre », pour descendre « le long de la tour, à la force des poignets ». Parvenus tous trois sur « l’étroite plateforme qui contourne la base du phare », le feu trop important leur oppose un « infranchissable barrage ». « A demi-vêtus, trempés, grelottant, repoussés par les flammes vers les flots », ils se pensent perdus pour de bon : « Puisqu’il faut mourir, mourons ensemble », lance Loussouarn à ses camarades d’infortune ; avant qu’ils n’attachent ensemble leurs ceintures de sauvetage.

Au fil des heures, le feu diminue d’intensité. Les trois naufragés d’Ar-Men parviennent à rentrer à l’intérieur du phare, et à « quitter un étroit réduit réservé au charbon où ils étaient parvenus à s’abriter tant bien que mal ». Ils décident de tenter d’éteindre l’incendie : « à force de seaux d’eau [puisés directement dans la mer], ils [atteignent] la cuisine ». Etage après étage, ils luttent face aux flammes. Jusqu’à atteindre la lanterne, « but de leurs efforts », vers 3h du matin. Toutefois, le temps du repos n’est pas encore venu. Il n’est que 8h du matin, quand ils terminent de « noyer […] toutes les boiseries ».

Carte postale. Collection particulière.

Livrés à eux-mêmes face à l’incendie, la « tragédie » qui touche les trois gardiens de phare a été vue depuis le rivage. L’envoyé spécial du journal finistérien raconte avec force et détails le drame vécu par Mmes Le Pape et Loussouarn qui ont compris qu’un « drame effroyable se déroulait là-bas », après avoir aperçu au loin des flammes s’élever depuis le phare. Vers 10h du matin, le baliseur Léon Bourdettes parvient à apercevoir, vivants, « les trois sinistrés, noirs comme des démons sortant de la fournaise ». Pourtant, ce n’est que cinq heures plus tard, qu’il parvient à leur porter secours grâce à une « planchette suspendue en escarpolette qui permet d’effectuer le va-et-vient au-dessus des flots entre le vapeur et le phare ». Les gardiens Le Pape et Menou sont remplacés immédiatement, tandis que Loussouarn tient son poste jusqu’au dimanche 16.

Si « l’abnégation totale » dont ont fait preuve ces trois gardiens de phare est largement louée par La Dépêche de Brest, qui publie également des photos du phare incendié dans son édition du samedi 22 décembre ;  cette « tragédie d’Ar-Men » ne rencontre pas le même écho dans toute la presse. Si La Bretagne à Paris, le journal phare de la diaspora bretonne dans la capitale, consacre la une de son édition du 29 décembre à cette « tragédie d’Ar-Men »2, le quotidien rennais L’Ouest-Eclair n’évoque cette affaire seulement quinze jours plus tard et par le biais d’un simple entrefilet dans la rubrique « nouvelles maritimes » : « Le feu d’Armen a repris son fonctionnement normal ».3 Alors, au final : acte héroïque ou simple fait-divers ? A vous de trancher !

Thomas PERRONO

 

 

 

1 « Le phare en feu. La tragédie d’Armen », La Dépêche de Brest, mardi 18 décembre 1923.

2 Arch. dép. CdA: CP 578. « La tragédie d’Ar-Men », La Bretagne à Paris, 29 décembre 1923.

3 « Phare d’Armen », L’Ouest Eclair, 28 décembre 1923.