Mille bornes à vélo, ça n’use pas tant que ça

A la fin de l’été 1892, Jean-Marie Corre réalise un formidable exploit. Le champion breton, qui dispute des courses depuis seulement un an, vient de battre « le record du monde des 1 000 kilomètres » qui était détenu par la première star de l’histoire du cyclisme français, Charles Terront1. Le sportif parisien conteste immédiatement le résultat, accusant le Breton d’avoir bénéficié d’une aide sur le parcours. Vexé, Jean-Marie Corre provoque en duel Charles Terront2. Point d’épée ou de pistolet pour en découdre, les deux hommes devront prouver leur valeur en chevauchant leur bicyclette sur une distance de 1 000 kilomètres.

Charles Terront. Gravure publiée par le Véloce-Sport le 2 mars 1893. Gallica / Bibliothèque nationale de France.

Le match est fixé au 24 février 1893 sur la toute nouvelle piste du vélodrome d’Hiver qui vient d’être installée dans l’enceinte du Palais des Machines. Partout dans Paris, des affiches annoncent l’imminence du duel. Il vaut dire que l’évènement passionne le public. C’est particulièrement le cas en Bretagne où les deux hommes ont des attaches. Le premier, Jean-Marie Corre, est né à Trémel dans les Côtes-du-Nord. Le second, Charles Terront, a effectué son service militaire au 71e régiment d’infanterie de Saint-Brieuc avant d’écrire l’une des plus belles lignes de son palmarès en remportant – facilement – la première édition de Paris-Brest-Paris disputée en 18913.

Le départ du duel est donné à 22 heures précises, devant près 4 000 courageux venus braver la nuit et le froid. Les deux hommes s’attaquent dès les premiers tours mais ne parviennent pas à se lâcher. Qu’à cela ne tienne, ils savent pertinemment que le match se gagnera à l’usure. Dans ces conditions, il est hors de question de descendre de vélo et de laisser le champ libre à son adversaire. Un petit creux ? Leurs entraîneurs leur tendent des cuisses de poulet qu’ils dévorent « tout en pédalant »4. Envie de se rafraîchir ? Leurs entraineurs leur fournissent une éponge mouillée et une serviette afin de faire leur toilette, le tout en roulant, bien entendu, comme pour « démontrer qu’on peut, à bicyclette, vaquer à ses occupation »5. Charles Terront s’autorise même quelques mots d’humour lorsqu’il aperçoit, après douze heures d’épreuve, le journaliste Pierre Giffard sur le bord de la piste. Arborant un large sourire, il lui demande s’il a eu le temps de lire l’autobiographie qu’il vient tout juste de publier6.

Il y a pourtant des urgences qui ne sauraient attendre. A 11 heures, Jean-Marie Corre est contraint de s’arrêter afin de satisfaire un besoin naturel. Charles Terront, qui attendait impatiemment ce moment, en profite pour accélérer et prendre deux tours à son adversaire. Qu’importe, le Breton est persuadé qu’il sera en mesure de rattraper son retard lorsque le Parisien s’arrêtera à son tour. Mais l’expérimenté champion ne s’arrête pas… Rusé, ce dernier a glissé, sous son cuissard, une chambre à air qui lui permet d’évacuer son urine dans un récipient sans avoir besoin de descendre de sa bicyclette7. Seule une crevaison vient enrayer sa dynamique après « 25 heures 5 minutes et 3 secondes » sans avoir mis le pied à terre8. Et encore, la mésaventure ne lui coûte qu’une poignée de secondes… Les deux coureurs ne s’arrêteront que 17 minutes pour se « faire masser » après 30 heures de course 9.

La journée du dimanche voit de nouveau affluer le public. Pas moins de 25 000 personnes envahissent le Palais des Machines dont une flopée de personnalités parmi lesquelles on retrouve le maréchal Mac Mahon10. Le Dépêche de Brest insiste sur cette effervescence en précisant que « dans les rues voisines il y avait autant de monde qu’il y en a à Longchamp pour le grand prix » et qu’il fallut même interrompre la circulation sur le Champ-de-Mars11. Au milieu de l’après-midi, Charles Terront franchit enfin les 1 000 km en 41 heures et 58 minutes, réalisant une moyenne de 24 km/h ! Jean-Marie Corre termine avec 8 kilomètres de retard.

Jean-Marie Corre. Gravure publiée par le Véloce-Sport le 2 mars 1893. Gallica / Bibliothèque nationale de France.

Indéniablement, le match Terront-Corre offre une publicité incroyable au cyclisme qui, comme de nombreux sports, est en train de se développer. L’écrivain Louis Baudry de Saunier y voit, à juste raison, « un nouveau clou qui fixe sur notre sport l’attention du public et qui l’y retiendra certainement » 12. La fin de la décennie ne manquera pas de confirmer cette tendance. Et puis, il y a dans cet exploit une dimension résolument patriotique. Vingt ans après l’humiliante défaite contre la Prusse, alors que les conservateurs et les républicains se déchirent, la France peine à retrouver sa splendeur diplomatique. Médiatiser cet exploit permet de lancer un message à Berlin mais aussi à Londres. Et pour cause, parce qu’il est réalisé par deux coureurs français, dans une discipline traditionnellement dominée par les Britanniques, l’exploit rappelle à qui veut l’entendre que « les muscles ne sont donc pas le monopole des races anglo-saxonnes » 13.

Yves-Marie EVANNO

 

 

 

 

1 « Record des 1 000 kilomètres sur route », La revue des Sports, 17 septembre 1892, p. 682. $

2 OLLIVIER, Jean-Paul, L'aventure du cyclisme en Bretagne, Paris, Editions Palatines, 2007, p. 14-15.

3 CADIOU, Georges, Les pionniers du cyclisme breton de 1869 à 1939, Lopérec, Locus Solus, 2015, p. 21.

4 BAUDRY DE SAUNIER, Louis, « Match Terront-Corre », Le Véloce-Sport, 2 mars 1893, p. 202.

5 Ibid.

6 BAUDRY DE SAUNIER, Louis et TERRONT, Charles, Les mémoires de Terront : sa vie, ses performances, son mode d’entrainement, Paris, L. Pochy, 1893. L’anecdote est rapportée par Louis de Baudry de Saunier dans Le Véloce-Sport, 2 mars 1893, p. 202.

7 « Le match Corre-Terront », La Dépêche de Brest, 27 février 1893, p. 2.

8 BAUDRY DE SAUNIER, Louis, « Match Terront-Corre », Le Véloce-Sport, 2 mars 1893, p. 203.

9 « Le match Corre-Terront », La Dépêche de Brest, 27 février 1893, p. 2.

10 BAUDRY DE SAUNIER, Louis, « Match Terront-Corre », Le Véloce-Sport, 2 mars 1893, p. 204-205.

11 « Le match Corre-Terront », La Dépêche de Brest, 27 février 1893, p. 2.

12 BAUDRY DE SAUNIER, Louis, « Match Terront-Corre », Le Véloce-Sport, 2 mars 1893, p. 205.

13 « Charles Terront », Journal du dimanche : littérature, histoire, voyages, musique, 12 mars 1893, p. 2.