Une relation spéciale : l’anglo-saxonnité comme grille de lecture de la Première Guerre mondiale

 

 

Tiré d’un doctorat d’histoire délivré par l’université de Californie, Riverside, l’ouvrage que publie Dino E. Buenviaje aux éditions McFarland est une belle démonstration d’histoire culturelle qui, espérons-le, suscitera quelques vocations en Bretagne, et de manière plus générale en Europe1. L’auteur entend en effet donner en quelques 180 pages resserrées un nouveau faisceau d’explications concernant l’entrée en guerre des Etats-Unis aux côtés des Alliés pendant la Première Guerre mondiale en se basant sur un concept qui est malheureusement à peu près impossible à traduire en français, l’anglo-saxonnité, en version originale Anglo-Saxonism. Or de cette idée à celle de celtisme, ou d’interceltisme, il y a une notion dont l’exploration serait, à l’évidence, profitable à la compréhension de l’histoire de la Bretagne, en particulier en ce qui concerne les deux guerres mondiales.

Un étonnant paradoxe

Au départ de l’analyse de Dino E. Buenviaje, il y a un constat qui, pour être évident, n’est jamais mis en avant alors qu’il souligne un étonnant paradoxe : Etats-Unis et Allemagne sont deux pays qui appartiennent à ce que l’on qualifie habituellement de « monde anglo-saxon ».  Bien entendu, l’idée d’anglo-saxonnité est une pure construction intellectuelle ne reposant de surcroît sur aucune réalité historique, et encore moins biologique, quoi que cette grille de lecture soit à l’origine de nombreux discours racistes. Il s’agit d’un récit mythique (p. 8), croyance en des origines communes qui prendraient leurs racines dans les iles britanniques (p. 2) mais aussi dans les anciens royaumes teutons. Dans cette perspective, la Nouvelle-Angleterre serait le prolongement direct de l’ancienne (p. 25) et l’on prend alors la mesure de la réalité de cette Special Relationship unissant Londres et Washington (p. 28).

Des termes qui disent bien l’ambiguïté de l’anglo-saxonnité. Carte postale. Collection particulière.

L’intérêt de la démarche initiée par Dino E. Buenviaje est qu’elle objective un discours éminemment subjectif mais fluctuant, notamment au gré de la nature des relations économiques et commerciales entre Berlin et Washington. Très tôt, la liberté est érigée en valeur américaine fondamentale et, par extension, en élément constitutif de l’anglo-saxonnité (p. 17). La guerre de Sécession est ainsi, en 1875, comprise par l’avocat Dexter Hawkins comme étant la dernière grande bataille pour la liberté anglo-saxonne, celle qui a éliminé l’esclavage, pratique qu’il l’assimile à la barbarie (« Hawkins considered the American Civil War to be the last battle for Anglo-Saxon freedom, which eliminated slavery, something he termed a remnant of barbarity », p. 20). Bien entendu, on perçoit tout de suite ce que peut avoir de paradoxale une telle assertion puisque c’est précisément au nom de l’anglo-saxonnité, sur fond d’évolutionnisme darwinien (p. 24, 34),  qu’est justifiée – encore aujourd’hui du reste… – la prétendue supériorité de l’homme blanc. Pour autant, malgré ses contradictions flagrantes, un tel discours est intéressant en ce qu’il porte en lui les germes de ce que l’on peut lire à longueur de colonnes dans les quotidiens américains à partir de 1917.

On voit donc bien combien ces récits fluctuent au gré des circonstances et constituent de véritables outils politiques. Loin de la communion des origines, l’anglo-saxonnité est définie par la culture de guerre comme l’incarnation de la civilisation et de la démocratie, valeurs portées par les Alliés contre une Allemagne qui, elle figure, le militarisme et la sauvagerie (« was defined by the war as representing civilsation and democracy in the form of the Allies, versus the militarism and savagery represented by Germany », p. 5). Et Dino E. Buenviaje de rappeler que l’anglo-saxonnité est en fait une grille de lecture par laquelle est interprétée l’histoire des Etats-Unis (« Anglo-Saxonism became a lens through which to interpret the historical development of the United States » (p. 27), propos qui n’est d’ailleurs pas sans faire penser à la manière dont J. Horne et A. Kramer définissent la culture de guerre, à savoir la grille de lecture du réel en cours, « c’est-à-dire un concept lui donnant du sens »2.

D’une guerre à une autre

La guerre de Sécession est de ce point de vue un moment essentiel puisque c’est au prisme de cette dernière que les Etats-Unis analysent l’ère bismarckienne… et prennent fait et cause pour l’unité allemande (p. 47). La France ne s’en tire d’ailleurs pas très bien à ce propos : non seulement le Second Empire est perçu comme un régime despotique, à mille lieues du gouvernement libéral promu par les pères fondateurs, mais l’expédition mexicaine des années 1860 est considérée comme une violation flagrante de la doctrine Monroe (p. 48). Il faut insister sur ce point car il dit non seulement la rapidité avec laquelle les discours changent mais, surtout, il permet de comprendre pourquoi la mise en scène de l’amitié franco-américaine à partir d’avril 1917 ne peut reposer sur autre chose que sur la proclamation de celle-ci, puisque les relations entre les deux pays sont en réalité bien maigres, quand elles ne sont pas purement et simplement conflictuelles3.

Si le poids de l’immigration allemande aux Etats-Unis est régulièrement mis en avant par l’historiographie pour expliquer les réticences de Washington à s’engager dans le conflit dès août 1914, et à ainsi importer la crise à l’intérieur de ses propres frontières, rares sont les auteurs à insister sur l’ampleur des liens qui unissent les deux pays avant 1914. Plus encore, loin de l’unanimisme militariste très souvent décrit, l’Allemagne est bien souvent perçue comme une nation progressiste, notamment sur le plan social (p. 53). Théodore Roosevelt lui-même ne cache pas sa sympathie pour Guillaume II et a l’occasion de le remercier publiquement pour sa médiation dans les négociations mettant fin à la guerre Russo-Japonaise de 1905 (p. 59). En 1909, les deux hommes se déclarent même publiquement amis (p. 68). Dès lors, comment s’étonner que le Kaiser lui-même célèbre, à l’occasion du centenaire des Etats-Unis, les relations entre les deux pays ?

C’est que Berlin et Washington ont en commun les mêmes anxiétés (« common anxieties », p. 53), celle d’un enfermement dans leurs frontières nationales et un appétit réel pour l’aventure coloniale. Et c’est justement cette soif de territoires qui est la source de la rupture entre ces deux pays. Malgré son fervent anglo-saxonisme, Théodore Roosevelet ne tarde pas à voire en l’Allemagne un rival, du fait notamment de ses prétentions, réelles ou supposées, en Amérique Latine et dans le Pacifique (p. 60). Le développement du navalisme américain, sous l’influence notamment de l’amiral Mahan, joue ici un rôle prépondérant, et invite à considérer à sa juste valeur la zone Asie-Pacifique, c’est-à-dire comme un terrain d’affrontement entre les ambitions coloniales américaines et allemandes. Autant d’arguments qui, en définitive, plaident pour l’abandon de la prétendue neutralité des Etats-Unis entre 1914 et 1917 au profit de l’idée de « non-belligérance » portée notamment, récemment, par l’historienne Hélène Harter4.

Carte postale. Collection particulière.

Tout l’intérêt de l’enquête de Dino E. Buenviaje est de rajouter du temps long dans l’histoire de l’entrée en Première Guerre des Etats-Unis, entrée que l’on attribue en général à des facteurs uniquement conjoncturels s’insérant dans une chronologie relativement courte : torpillage du Lusitania et guerre sous-marine à outrance, télégramme Zimmermann, intérêts commerciaux et financiers. Les circonvolutions du discours sur l’anglo-saxonnité montrent la rivalité croissante, au cours du XIXe siècle, entre les Etats-Unis et l’Allemagne (p. 38) malgré les forts liens qui existent entre les deux pays, notamment du fait de l’immigration. Mais pour cela, il faut décentrer le regard, quitter l’Europe et se rendre dans l’Océan Pacifique, aux Philippines et à Guam tout particulièrement (p. 92).

L’analyse de l’auteur est fine et ne tombe jamais dans le piège d’une trop longue durée qui ferait fi des conjonctures. La guerre des Boers marque ainsi un véritable moment de tension qui montre l’opposition entre l’idéologie et les intérêts pragmatiques. Ce sont d’ailleurs ceux-ci qui, en définitive, l’emportent, les intérêts américains en Afrique du Sud se trouvant à l’évidence du côté d’une victoire britannique (p. 113). L’anglo-saxonnité se révèle alors dans toutes ses subtilités et reconversions, puisque ce discours est avant tout une perpétuelle réinterprétation des origines pour coller aux besoins politiques du moment (p. 118). Et l’on se prend à espérer dans les mois qui viennent une étude qui prendrait, dans le sillage de Dino E. Buenviaje, pour objet l’idée d’interceltisme. Sans doute y aurait-il matière à un bienvenu renouvellement des connaissances.

Erwan LE GALL

 

BUENVIAJE, Dino E., The Yanks Are Coming Over There. Anglo-Saxonism and American Involvment in the First World War, Jefferson, North Carolina, McFarland & Company, 2017.

 

 

 

 

 

1 BUENVIAJE, Dino E., The Yanks Are Coming Over There. Anglo-Saxonism and American Involvment in the First World War, Jefferson, North Carolina, McFarland & Company, 2017. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 HORNE, John et KRAMER, Allan, Les Atrocités allemandes, Paris, Tallandier, 2005, p. 317.

3 Sur cette question on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Saint-Nazaire, les Américains et la guerre totale (1917-1919), Bruz, Editions CODEX, 2018, p. 95 et suivantes.

4 HARTER, Hélène, Les Etats-Unis dans la Grande Guerre, Paris, Tallandier, 2017.