29 mai-4 juin 1918 : le 41e RI est décimé à Vierzy

1 600 hommes sur 2 500 environ : telles sont les pertes subies en l’espace de quelques jours, du 29 mai au 4 juin 1918, par le 41e RI, le régiment d’infanterie de Rennes. Ces chiffres disent à eux seuls l’âpreté des combats – méconnus – de ce printemps 1918, le traumatisme que constitue aussi pour l’armée française la percée du front de l’Aisne à compter du 27 mai. L’offensive Blücher, sur le Chemin des Dames, a en effet permis aux troupes allemandes de rompre le dispositif allié dans ce secteur, de franchir l’Aisne puis la Vesle, de prendre Soissons, à l’ouest du saillant qui se forme désormais en direction de Paris, puis Fère-en-Tardenois, de menacer directement la capitale désormais en progressant vers la Marne après avoir passé l’Ourcq.

La défense mobile de la 131e DI face à la percée allemande au sud du Chemin-des-Dames (mai-juin 1918). Carte: Yann Lagadec.

Les grands titres de la presse nationale et locale rendent bien compte de la stupeur et de l’inquiétude qui saisissent alors le pays : « Une lutte de Titans aux portes de Soissons et de Reims » titre L’Ouest-Eclair sur cinq colonnes le 30 mai, « Nos réserves agissent » le lendemain – une phrase qui ne veut rien dire militairement parlant... –, se demandant le 1er juin si c’est à « la bataille générale », sous-entendu la bataille décisive, celle qui décidera du sort de la guerre, qui se joue alors à quelque 80 km au nord-est de la capitale. 

Pour les soldats, sur le front, et notamment pour ceux du 41e RI, les préoccupations sont d’une tout autre nature.

Un régiment jeté dans la tourmente

Le 41e RI débarque au petit matin du 29 mai à Longpont, aux confins de l’Aisne et de l’Oise. Il a été placé en alerte la veille, alors que depuis une vingtaine de jours, il est au repos et à l’instruction. Il a en effet, à l’instar des deux autres régiments de la 131e DI, les 7e et 14e RI, subi des pertes sévères lors des combats livrés dans la seconde quinzaine d’avril dans la Somme : la division a été retirée du secteur de Verdun où elle a passé un hiver 1917-1918 rigoureux mais somme toute assez tranquille, pour participer à la manœuvre visant à arrêter la progression allemande suite à l’offensive Michael, qui a percé le front britannique dans la Somme. Du 14 au 30 avril 1918, le 41e RI perd de l’ordre du tiers de ses effectifs : 210 tués au moins, dont 8 officiers, 546 blessés, quelques dizaines de disparus1.

Les quelques semaines de repos passées à Songeons, dans l’Oise, au nord-ouest de Beauvais, sont donc appréciables en ce qu’elles permettent notamment de réorganiser l’encadrement du régiment, d’instruire les 600 hommes reçus en renfort de Saint-Malo, de Quimper et de Caen – qui ne compensent pas totalement les pertes –, mais aussi d’intégrer les nouveaux venus, de recréer un « esprit de corps » : les matchs de foot livrés – et remportés – successivement contre les équipes du 7e RI, du 14e RI et du génie divisionnaire y contribuent sans doute, d’autant que cela permet à l’équipe régimentaire d’être sacrée championne de la division.  

Placés en alerte le 28 mai 1918, les trois bataillons du 41e RI embarquent dans la gare de la Chapelle-aux-Pots dans l’après-midi. Ils arrivent à Longpont entre 4 et 5 h du matin le 29 et sont jetés directement dans la bataille : les éléments de la 1e DI qu’ils viennent épauler, « épuisés par trois jours de marche et de lutte », « ne tiennent que faiblement » la ligne de résistance tandis que les forces allemandes sont déjà dans Villemontoire et Charantigny que le 41e devait défendre2

Des combats meurtriers  

Dès leur montée en ligne, les bataillons du 41e RI se trouvent confrontés à ce qui va être leur quotidien durant les 5 ou 6 jours de combats livrés dans ce secteur : les bombardements intenses de l’ennemi, le feu de ses mitrailleuses, ses tentatives d’infiltration dans le dispositif français qui repose sur deux lignes de tranchées préétablies que les soldats des 2e et 3e bataillons du 41e RI vont devoir défendre, épaulés par ceux du 2e bataillon du 7e RI : la précipitation de l’entrée en ligne place en effet sous commandement du 41 un bataillon de cet autre régiment, tandis que le 1er bataillon du 41e agira sous les ordres du chef de corps du 7e RI... Ces trois bataillons remplacent en fait, sur 4 km, en avant d’une ligne courant de Vierzy à Tigny, les débris des neuf bataillons constituant l’infanterie de la 1ere DI, épuisés, retirés du front le 30 mai.

Positions du 41e RI au début de la bataille. SHD-DAT: 26 N 628/7, JMO 41e RI.

Le lieutenant Delahaye, commandant la 2e compagnie du 41e RI, raconte brièvement dans ses mémoires ces combats de mai-juin 1918, ce qu’il appelle « la débâcle de l’Aisne »3. Il n’y eut sans doute pas de débâcle pour le 41e RI, mais une « défense mobile », jalonnant la progression de l’ennemi en résistant aussi fermement que possible, à coup de replis successifs, chaque fois que les circonstances l’imposent. Le 31, l’abandon de Taux par le 9e bataillon de chasseurs à pied entraîne ainsi la perte de Tigny par le 7e RI. La section de droite de la 7e compagnie, à l’extrême droite du dispositif du 41e RI, complètement encerclée, lutte pendant plusieurs heures avant d’être anéantie : elle a cependant permis au 2e bataillon de réorganiser sa ligne de défense sur les crêtes à l’est de Vierzy. Dans les heures qui suivent, c’est au tour de la 10e compagnie du 41e RI, placée à la droite de ce même 3e bataillon, d’être complètement encerclée. Elle ne met bas les armes qu'après avoir épuisé toutes ses munitions et avoir vu les trois quarts de son effectif mis hors de combat, le commandant du 3e bataillon et son capitaine adjoint tombant aux mains de l'ennemi en cette occasion. « Tous les officiers ou gradés » de cette compagnie sont d’ailleurs « tués ou blessés » lors de ces combats selon les JMO du 41e RI4.

Si les tirs des mitrailleuses du régiment freinent l’avancée allemande, si, au centre du dispositif, le sous-lieutenant Lenoble, « avec quelques tireurs d’élite, abat immédiatement tout ennemi qui essaie de cisailler [les] fils de fer » barbelés placés en avant des tranchées, ainsi que l’indiquent les JMO du régiment, il faut à chaque fois céder un peu plus de terrain. Les pertes contraignent alors de faire feu de tout bois. Les pionniers du 41e RI sont ainsi envoyés en première ligne pour combler les trous dans le dispositif, bientôt rejoints par une compagnie du génie. De manière significative, une contre-attaque menée par une division fraîche échoue : le 273e RI ne parvient pas même à dépasser les lignes tenues par le 41e RI. Les éléments de ce régiment « s’arrêtent d’ailleurs derrière les fractions du 41e auxquelles ils servent de soutien », alors que c’est bien l’inverse qui aurait dû se produire5.

Le repli du 41e RI àla fin de la bataille. SHD-DAT: 26 N 628/7, JMO 41e RI.

La pression ennemie conduit à un nouveau repli le 1er juin. Alors que les mitrailleuses du régiment ont, pour la plupart, été détruites par les bombardements, alors que la menace allemande se précise par le sud, il faut abandonner Vierzy mais aussi les positions de défense qui avaient été préalablement aménagées et ne seront pas d’un grand secours. L’on combat alors de manière diffuse, décentralisée, des groupes d’hommes du 41e se joignant à ceux du 273e pour constituer des unités de circonstances, parfois sans cadres : la citation du caporal Lagnier indique ainsi qu’il a dû prendre le commandement de sa section, tous les officiers et sous-officiers ayant été tués ou blessés, et conduit la contre-attaque qui permet de rétablir momentanément la situation dans le secteur qu’elle tient. Une nouvelle ligne de défense est vaguement organisée, face au sud (!), en lisière de la forêt de Retz, avant que les derniers combattants prennent position à compter du 3 juin à l’est de Longpont.   

Des pertes plus importantes  qu’à Verdun... 

Les JMO du régiment le rappellent : « après les combats du 1er juin, le 41e RI n’existe pour ainsi dire plus ». « Les 2e et 3e b[ataillo]ns ont perdu leur chef et la plus grande partie de leurs officiers », tandis que « l’effectif de chaque c[ompagn]ie est réduit à une trentaine d’hommes », au lieu de 200 en théorie6. La situation n’est guère plus brillante au 1er bataillon, mis à la disposition du 7e RI, qui a perdu 75 % de ses effectifs. Il ne reste que 200 hommes environ au régiment – des « débris » disent les JMO –, de quoi former « 4 sections de marche et 2 sections de mitrailleuses », à peine l’effectif d’une compagnie. Le régiment en comptait neuf et trois compagnies de mitrailleuses une semaine plus tôt.

Un décompte encore imprécis établi le 4 juin estime les pertes à 15 morts, 213 blessés et 1 365 disparus. Parmi ceux-ci, l’on trouve 31 des 56 officiers. En fait, ce sont 135 à 140 morts que compte le 41e RI au cours de ces quelques journées7 : les 1 365 disparus sont donc dans leur très grande majorité prisonniers, à l’instar du lieutenant Delahaye, commandant la 2e compagnie, blessé en défendant Parcy-Tigny mais refusant d’être évacué pour « rester avec [ses] poilus dont la majorité étant de la classe 1918 n’avait pas encore vu le feu ». Dans ses mémoires, publiés après la Seconde Guerre mondiale, il écrit :

« Ces gosses furent épatants. Pas un ne songea à reculer. On avait l’ordre de rester sur place et on resta sur place, brûlant toutes les cartouches. Quand il n’y eut plus de munitions, nous vîmes arriver les Allemands qui nous encerclèrent. Devant l’impossibilité de nous défendre, il fallut bien nous rendre à l’évidence. Nous étions prisonniers, nous étions, comme disaient les poilus, faits comme des rats. »8

« Faits comme des rats », prisonniers, mais pas morts. Si le régiment n’a plus alors de réelle valeur combattante, s’il a montré sa valeur en résistant plusieurs jours durant, contribuant à fixer le front et à endiguer l’avancée des troupes allemandes, il a cessé d’exister ou presque. Cette action lui vaut, quelques semaines plus tard, une citation à l’ordre de l’armée, et l’autorisation de porter la fourragère, tant attendue depuis les combats de Verdun.

Les ravages des bombardemets sur Vierzy photographiés en août 1918. La contemporaine: VAL 022.

Pourtant, l’événement n’a pas laissé grande trace dans la mémoire régimentaire : moins d’une page par exemple dans le livre de Job de Roincé, Les heures glorieuses du 41e RI, publié en 1965, alors que l’auteur consacre un chapitre entier à la bataille de Verdun9. Là cependant, le régiment n’avait perdu, en dix jours, « que » 127 morts, 87 disparus et 448 blessés, plus de 650 officiers et soldats hors de combat donc... contre 1 600 à Vierzy en 6 jours10.

Il est vrai cependant que l’imaginaire de la Grande Guerre accorde une plus large place à la grande bataille de 1916 : ce sont les noms de « Verdun » et « Neuville-Vitasse » que l’on retrouve ainsi sur la plaque commémorative installée au Palais Saint-Georges par les anciens combattants rennais à la fin des années 1920. Avoir combattu à Verdun est plus prestigieux que d’avoir résisté à Vierzy...

Yann LAGADEC en collaboration avec Christophe GUERIN

 

 

 

 

 

 

1 Sur le 41e RI durant la Grande Guerre, voir GUERIN, Christophe et LAGADEC, Yann, 1916. Deux régiments bretons à Verdun, Rennes, SAHIV/Amicale du 41e RI, 2016.

2 SHD/GR, 26 N 628/7, JMO du 41e RI, 29 mai 1918. 

3 DELAHAYE, Eugène, Quarante ans de journalisme, 1906-1946, Rennes, Imprimerie provinciale de l’Ouest, 1946, p. 70.

4 SHD/GR, 26 N 628/7, JMO du 41e RI, 31 mai 1918. 

5 SHD/GR, 26 N 628/7, JMO du 41e RI, 31 mai 1918. 

6 SHD/GR, 26 N 628/7, JMO du 41e RI, 1er juin 1918. 

7 Notons que l’on connait le lieu de naissance de 122 d’entre eux. Moins de 50 %, sont nés dans l’un des trois départements de la 10e région militaire, celle de Rennes, illustrant la diversification du recrutement, l’abandon partiel de ses dimensions strictement territoriales. En octobre 1914, près de 95 % des 374 morts de Neuville-Vitasse étaient dans ce cas. 

8 DELAHAYE, Eugène, Quarante ans de journalisme..., op. cit., p. 70.

9 DE ROINCE, Job, Les heures glorieuses du 41e RI, Rennes, Les Nouvelles, 1965.

10 En Artois, en mai-juin 1915, 477 hommes du 41e RI sont tués, dont 135 environ les deux premiers jours de l’offensive, les 9 et 10 mai, 141 autre le seul 16 juin. Le 22 avril 1917 lorsque, au pied du Mont-Cornillet (Marne), le 41e RI, qui a déjà perdu 73 hommes la veille, dénombre 78 morts – dont son chef de corps, le lieutenant-colonel Mézière – 232 blessés, 137 disparus au soir d’une attaque allemande contre des tranchées qu’il vient tout juste d’occuper.