Le 27 mai 1918 sur le Chemin des Dames : des centaines de Bretons meurent... ou se rendent

La vaste offensive allemande lancée en vue de percer le front allié dans l’Aisne le 27 mai 1918, l’opération Blücher, qui fait suite à celles non moins importantes sur la Somme – Michael en mars puis fin avril – et en Flandres – Georgette début avril – n’est pas sans rapport avec la Bretagne. En effet, le centre de gravité de cette attaque, la cinquième déclenchée par Ludendorff en l’espace de quelques semaines, est situé sur le Chemin des Dames, confié depuis quelques semaines au 11e corps d’armée, celui de Nantes, où se côtoient donc les régiments de Brest, Quimper, Lorient, Vannes, Nantes ou Ancenis entre autres. Le hasard de la répartition des corps de troupes à cette date y place aussi un régiment recruté quant à lui dans les limites de la 10e région militaire, celle de Rennes, le 74e régiment d’infanterie territorial (RIT) de Saint-Brieuc.  

Carte postale. Collection particulière.

Parmi les quelques témoignages qui nous sont parvenus de cet épisode, figure notamment celui du lieutenant Paul Cocho, un épicier briochin, mobilisé au 74e RIT en août 1914 et qui sert depuis dans le même régiment, dont les carnets rédigés au jour le jour ont été publiés1. S’il a pu échapper à l’attaque au gaz du 22 avril 1915 à Langemarck – il est alors en convalescence à Saint-Brieuc –, il est de tous les combats du 74e, jusqu’à ce 27 mai 1918 : blessé à cette occasion, il est contraint de se rendre. Le récit qu’il livre de cette journée est particulièrement intéressant dans la mesure où il est rédigé quelques jours seulement après les événements, à chaud ou presque.

Les innovations tactiques allemandes à l’œuvre

L’officier laisse tout d’abord entendre qu’en cette occasion, les Allemands mettent en œuvre les perfectionnements tactiques qu’ils ont introduits sur le front français au printemps 1918. Cocho parle de « nouvelles méthodes d’attaque » (p. 123), évoquées plus que réellement décrites en fait. Ce sont ainsi tout d’abord « une canonnade formidable », « des milliers et des milliers d’obus […] dont beaucoup toxiques » (p. 124), autrement dit à gaz, tirés par 4 000 à 6 000 pièces – les historiens divergent sur ce point – dans le cadre d’une courte mais intense préparation d’artillerie : ceci permet en effet de maintenir jusqu’au dernier moment un certain effet de surprise.

Les premières vagues d’assaut suivent alors, serrant au plus près le feu roulant des tirs de barrage, profitant du désordre – plus que de la destruction – semé par le bombardement : avant même que sa position, en retrait, auprès du commandant du 19e RI – le régiment de Brest –, ait été bombardée, Cocho indique que les bataillons en première ligne ont été cernés puis dépassés par les Stosstruppen allemandes. Rapidement, « le poste-récepteur de TPS [télégraphie par le sol] du 19 capte un message du bataillon de droite du régiment de gauche, le 64 [le régiment d’Ancenis, dépendant de la 21e DI] qui dit que l’ennemi a pris les Vaux-maires et qu’on se bat sur le Belvédère ».

Le JMO de ce dernier régiment, qui cite minute après minute les messages reçus des premières lignes, permet de suivre l’infiltration des troupes ennemies dans les défenses françaises, confirmant les dires de Cocho : « combats à la grenade à la sortie nord du Belvédère. Les Boches me débordent » dit ainsi un message de 6h50 envoyé par TPS d’un poste avancé2. « Nous sommes cernés à Froidmont ; nous résistons » précise le même poste à 7h21. A 8h10, la pression ennemie conduit le lieutenant-colonel commandant ce régiment à se replier, en « emportant toutes les archives » cependant.

Carte postale. Collection particulière.

Ce n’est pas le cas du 19e RI, l’autre unité de première ligne dans le secteur dans lequel se trouve Cocho : toutes ses archives, et notamment les JMO, ont été perdus à cette occasion. Quant au 74e RIT, la première page du dernier journal de la guerre précise que « toutes les archives du corps ayant disparu au cours du combat du 27 mai, le présent journal a été [rétrospectivement] ouvert à la date du 26 mai 1918 »3.

Combattre jusqu’à la mort... ou se rendre ? 

Si les unités de premières lignes, submergées, résistent un temps, cette résistance apparaît vite assez vaine et c’est par centaine que les survivants se rendent : toute retraite est impossible ou presque, ces combattants étant en général déjà cernés. Menacés eux aussi d’encerclement, les PC de régiment, bien que situés en retrait, à plusieurs centaines de mètres, tentent à leur tour de se replier, dans le désordre. La mémoire régimentaire du 19e RI veut cependant que le chef de corps, le lieutenant-colonel Taylor, ait préféré se faire tuer sur place plutôt que de se rendre. C’est ce fait que met en valeur la citation posthume à l’ordre de l’Armée : « Cerné […] et sommé de se rendre, s’écria : Prisonnier ? Jamais ! et tomba mortellement blessé, en essayant de résister jusqu’au bout »4.

Si de tels actes sont mis en valeur par les sources militaires, à tous les niveaux de la hiérarchie, la plupart des témoignages évoquent plutôt la retraite précipitée des unités concernées. Ainsi, dans une lettre envoyée à son oncle par le lieutenant Auguste Potier, le porte-drapeau du 74e RIT évoque « la débâcle » à la nouvelle « que les régiments étaient anéantis » : « j’ai pris le drapeau qui ne devait pas rester aux boches » et, « accompagné de deux soldats qui avaient été les seuls à oser me suivre […], je suis arrivé sain et sauf à traverser l’Aisne où j’ai retrouvé le colonel qui avait de son côté réussi à échapper […]. De l’état-major, le médecin-chef et le lieutenant Cocho de Saint-Brieuc manquait »5.

C’est dans cet enfer, auquel il tente d’échapper en se repliant avec le PC du 19e RI, que l’officier briochin est blessé au bras gauche d’un éclat d’obus. Tant bien que mal, il peut rejoindre le poste de secours du régiment où il reçoit les premiers soins du médecin-chef. L’aumônier du 19e RI est là aussi, « parmi les brancardiers » (p. 125) : « je me confesse à lui » écrit Cocho, qui réaffirme en cette circonstance ses convictions religieuses profondes. « On m’étend sur un brancard et nous attendons les événements » précise-t-il ensuite, sachant la guerre finie pour lui et, sans doute, pour ses camarades d’infortune. Plus tard, « les premiers Allemands se montrent. Le docteur [Dartenay, médecin-chef du 19e RI,] qui parle un peu l’allemand leur explique la situation ». « La canonnade s’éloigne, nous montrant ainsi que l’ennemi poursuit son avance » explique, rétrospectivement soulagé, Cocho.  

Rendre les armes, prendre un risque ?

Rendre les armes n’est jamais anodin. Outre la dimension psychologique du geste, c’est aussi et avant tout prendre un risque réel : celui de ne pas devenir le prisonnier qu’on escomptait être, mais un mort de plus dans des combats qui en comptent déjà des centaines... Le soulagement de Cocho est d’autant plus compréhensible. 

Soldats allemands sur le front ouest, sans lieu ni date. Imperial War Museum: Q 87923.

Combattant au sein du 233e RI, Ambroise Harel, autre poilu breton, auteur de mémoires publiés dans les années 1920-1930, est lui aussi capturé lors de cette offensive, au matin du 30 mai, offrant un utile complément au récit du lieutenant de Saint-Brieuc6. L’un et l’autre révèlent notamment combien on est loin pourtant, en ces circonstances, du cliché des mises à mort sommaires de prisonniers par les « nettoyeurs de tranchées » lors des offensives du printemps 1918. Loin de nous, bien évidemment, l’idée de contester ici ce qui est un fait avéré : la violence des combats, la liquidation de prisonniers jugés encombrants pour les troupes – des deux bords – s’infiltrant dans les positions ennemies7.

Il ne faudrait pas pour autant faire de cette expérience extrême du combat la norme. La reddition semble en effet perçue par les combattants – Cocho et ses camarades du poste de secours du 19e RI, Harel et les membres de sa section du 233e, mais aussi des milliers d’autres soldats français ou britanniques en position au sud du Chemin des Dames en ce mois de mai 1918 – comme une solution envisageable, comme la solution même : l’on ne trouve guère ici de combat « à outrance », « pour éviter la captivité »8. Certes, l’on n’assiste pas alors à des redditions massives, comparables à celles des troupes italiennes à Carporetto en octobre-novembre 1917, même si l’expression est employée par certains, notamment par Abel Ferry, député-combattant, dans un rapport parlementaire du mois de juillet 19189. Mais par sections, par compagnies, par bataillons entiers, des combattants cessent le combat après de longues heures de résistance, encerclés et dépassés par les Allemands : si la guerre ne leur semble pas perdue, le combat n’a cependant plus de sens en cet endroit précis du front, à ce moment précis10.

Des pertes considérables : morts, blessés et... prisonniers

Cocho n’est ainsi pas le seul prisonnier en ce 27 mai 1918, loin s’en faut, même s’il est difficile de se faire une idée précise de ce que furent les pertes du 74e RIT en ces journées d’intenses combats. La saignée est cependant profonde au soir de l’offensive allemande. 

Le 74e RIT a en effet quasiment disparu en tant qu’unité combattante, seuls quelques éléments du 3e bataillon poursuivant le combat : positionnées 1 km en arrière des deux autres bataillons au moment de l’attaque, ces quelques troupes ont pu repasser au sud de l’Aisne avant d’être capturées. Les pertes – morts, disparus, blessés ou supposés prisonniers – sont évaluées par le JMO du régiment à 1 582 hommes11. Dans les faits cependant, l’on ne compte parmi les 31 officiers concernés, les seuls pour lesquels les données soient facilement accessibles, qu’un mort – le lieutenant Louis Jacquemin, tué à Braye – et deux disparus – le pharmacien aide-major Marcel Chantraud et le lieutenant Georges Landragin ; tous les autres ont été capturés vivants, dont Cocho.

Les pertes sont du même niveau dans les unités voisines. Parmi les officiers du 19e RI capturés ce jour-là, l’on dénombre au moins 4 capitaines, 16 lieutenants et sous-lieutenants – tous transférés au camp d’Osnabrück dans les jours qui suivent –, mais aussi le médecin-chef, Dartenay, le capitaine-médecin Gayet ou un chef de bataillon, au total près de la moitié des effectifs théoriques du régiment. Au 64e RI, le régiment d’Ancenis, si un officier et 5 hommes ont été tués de manière certaine, l’on dénombre 1 542 disparus dont 39 officiers, la rapidité de la progression allemande ne permettant de savoir au soir de la bataille s’ils sont morts ou simplement prisonniers – ce qui sera le cas de la plupart d’entre eux12.

En fait, dès 8h00 le 27 mai, les 21e et 22e DI, les divisions de Nantes et de Quimper, n’existent plus. Cinq colonels sur les six commandant les régiments d’infanterie de ces deux unités ont été pris ou tués. Il en va de même de tous les chefs de bataillon de la 22e DI.

Juin 1918: soldats allemands dans une creute du Chemin des Dames auparavant tenue par les troupes françaises. Imperial War Museum: Q 87953.

Les combats du 27 mai 1918 sur le Chemin des Dames, aujourd’hui largement oubliés, comme effacés dans la mémoire collective par ceux du mois d’avril 1917, constituent pourtant un profond traumatisme. Traumatisme individuel pour ceux qui ont dû se rendre et qui, de ce fait, vont connaître la captivité en Allemagne : même si celle-ci sera finalement assez courte – la plupart rentrent en France en décembre 1918 ou janvier 1919, 7 ou 8 mois plus tard –, elle les prive de la possibilité de vivre l’Armistice et ses réjouissances en France. Traumatisme collectif aussi, tant la percée du front allié sur plusieurs dizaines de kilomètres, là où les offensives françaises, depuis le printemps 1915, avaient au mieux gagné quelques kilomètres, tant l’avancée rapide des troupes allemandes vers Paris, jusqu’à la Marne, marque profondément le pays – les titres de L’Ouest-Eclair début juin 1918 en témoignent –, plus encore, les unités qui ont cédé face à la poussée ennemie au matin du 27 mai.   

Dans les mois et les années qui suivent, les survivants de ces régiments n’auront de cesse de tenter de montrer qu’ils ont résisté jusqu’au bout, qu’ils n’ont pas cédé sans raison. De justifier ce qui apparaît à Abel Ferry comme une « poignante énigme ». 

Yann LAGADEC

 

 

 

1 COCHO, Paul, Mes carnets de guerre et de prisonnier, 1914-1919, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010. Sur cet officier, voir aussi LAGADEC, Yann, « Réinvestir l’expérience de guerre : les Carnets du lieutenant Cocho (1914-1919) », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 2011-1, p. 167-192 et LAGADEC, Yann, « Deux expériences de la captivité de guerre : Paul Cocho et Elie Préauchat, territoriaux du 74e RIT (1914-1919) », Mémoires de la Société d’émulation des Côtes d’Armor, 2012, p. 439-495.

2 SHD/DAT: 26 N 657/6, JMO du 64e RI à la date du 27 mai 1918.

3 SHD/DAT: 26 N 790/4, JMO du 74e RIT à la date du 26 mai 1918. 

4 DURET, Alfred et CATTA, Tony, Un cavalier. Le colonel Taylor, Nantes, Beaufreton, 1927, p. 260.  

5  POTIER, Auguste, « Le 74e Régiment d’infanterie territoriale dans la tourmente de l’attaque allemande du 25 mai 1918 sur le Chemin des Dames », Bretagne 14-18. Bulletin de liaison et d’information, 2005, n° 33, p. 8-9. 

6 HAREL, Ambroise, Mémoires d’un poilu breton, Rennes, Ouest-France, 2009, p. 212-213.

7 Sur cette question, très ouverte encore, voir le stimulant article de COOK, Tim, « The Politics of Surrender: Canadian Soldiers and the Killing of Prisoners in the Great War », Journal of Military History, Vol. 70-3, 2006, p. 637-665.

8 De ce point de vue, les analyses de FERGUSSON, Niall, The Pity of War. Explaining Wolrd War I, Londres, The Penguin, 1998, p. 367-397 ne convainquent guère. Elles sont reprises – sans réelle discussion – par AUDOIN-ROUZEAU, Stéphane et BECKER, Annette, 14-18. Retrouver la guerre Paris, Folio/Gallimard, 2005, p. 119-120.

9 Rappelons qu’à cette occasion, 260 000 des 410 000 hommes de la 2e Armée italienne s’étaient rendus aux forces austro-hongroises.

10 Là encore, les analyses de AUDOIN-ROUZEAU, Stéphane et BECKER, Annette, 14-18. Retrouver la guerre…, op. cit., p. 119-120 nous semblent contestables.

11 SHD/DAT : 26 N 790/4, JMO du 74e RIT à la date du 27 mai 1918. Il s’agit de 31 officiers, 104 sous-officiers et 1 447 militaires du rang.

12 SHD/DAT: 26 N 657/6, JMO du 64e RI à la date du 27 mai 1918.