A propos de l’hygiène des poilus

Quiconque s’intéresse à l’histoire de l’expérience combattante sait combien les journaux de marches et opérations (JMO) sont une source frustrante. Décrivant par le menu les mouvements des unités, ces sortes de carnets de bord régimentaires ne disent finalement pas grand-chose des souffrances des hommes sur le champ de bataille. Néanmoins, des exceptions existent. C’est ce que rappelle, à la date du 25 mars 1915, le JMO du service de santé de la 20e division d’infanterie (DI), corps dont le siège est à Saint-Malo et qui occupe alors des tranchées dans les environs d’Arras .

Dans le secteur d'Arras, la tranchée des Saules, 1915. La Contemporaine: VAL 287/156.

Mais avant d’aller dans le détail de ce document, disons quelques mots de sa présentation, assez désarçonnante. Décousu, le JMO des services de santé de la 20e division d’infanterie se présente pour ce printemps 1915 sous la forme de listes d’évacuations discernant les blessés des malades, les patients transférés aux ambulances du 10e corps d’armée de ceux conservés au sein des infirmeries de la 20e DI. Pour qui connaît la relative torpeur qui règne à cette époque en Artois, sur le front de la 20e DI, sous l’effet conjugué de la crise des munitions et de l’enlisement dans le système tranchées, la situation dépeinte a de quoi surprendre. Alors que sur les journaux des marches et opérations des troupes d’infanterie les mentions « Rien à signaler » se multiplient2 [le JMO de la 20e DI indique à la date du 25 mars 1915 : « journée brumeuse et calme. Silence à peu près complet de l’artillerie allemande »], attestant ainsi l’entrée dans une certaine accommodation combattante, c’est au contraire l’effervescence qui transparait de ce document : 2 blessés et 17 malades pour la seule journée du 25 mars 1915, ce qui porte à 313 le nombre des évacuations au corps, à 214 au sein des infirmeries de la division.

Ces chiffres ne manquent pas d’interpeller. En effet, ces 500 évacuations ne sont pas quantité négligeable puisqu’elles représentent un peu plus de 3% des effectifs théoriques totaux de la 20e DI. Mais, plus encore, c’est la proportion importante de malades qui intrigue. Bien entendu, rien ne permet d’exclure un certain nombre de stratégies d’évitement temporaire du conflit, de la simulation pure et simple à l’exagération de bobos pour échapper, pendant quelques heures au moins, aux rigueurs des tranchées. Mais, le 25 mars 1915, quelques « propositions » du médecin divisionnaire au général commandant la 20e DI viennent décrire très précisément la situation sanitaire dans laquelle évoluent les poilus, rappelant par la même occasion que les journaux de marches et opérations peuvent se révéler, en certaines circonstances, des sources extrêmement précieuses pour qui s’intéresse à l’expérience combattante.

A lire cette archive, l’hygiène en première ligne est une simple vue de l’esprit, abstraction réservée au confort douillet de l’arrière. Le service de santé prescrit ainsi que « les boyaux donnant accès dans les tranchées [soient] tenus dans le plus grand état de propreté » et réclame que « les fumiers, les ordures de toute sorte [soient] enfouis » et des feuillées creusées pour les besoins des combattants. Sous-entendu, tel n’est pas nécessairement le cas en ce printemps 1915. Il est également question de « flaques d’eau stagnantes » et de « récipients remplis d’eau croupissante » où se développent des « larves de moucherons, de mouches et de moustiques, tous insectes qui jouent un grand rôle dans la propagation des  maladies ».  Le document prescrit enfin que les cagnas et autres abris de première ligne soient dans la mesure du possible équipés de deux ouvertures afin de permettre une meilleur ventilation, ce qui en creux dit l’air vicié qui peut y régner.

En Artois, 23 mai 1915. La Contemporaine: VAL 288/158.

Dès lors, à la lecture de ce document, c’est bien la question inverse de celle de départ qui se pose : comment se fait-il, en fin de compte, que l’on ne dénombre pas plus de malades ? La réponse est complexe mais un élément doit être avancé, la force de l’habitude. En effet, on sait que l’infanterie recrute essentiellement dans les campagnes et toutes les enquêtes indiquent que les pratiques hygiéniques en vigueur dans les campagnes bretonnes du début du XXe siècle sont sans communes mesure avec ce que l’on peut connaître aujourd’hui. Les seuils de tolérance des hommes de 1914 sont donc beaucoup plus élevés que les nôtres et c’est probablement pour cela que si peu d’évacuations pour maladies sont comptabilisées. Si nous avions le pouvoir de nous téléporter en 1915, dans une de ces tranchées d’Artois, sans doute que nous souffrions de maladies de peau en l’espace de quelques instants tant nos organismes sont peu accoutumés à une telle insalubrité. Or cette réalité amène à un autre constat : quand des écrits combattants, correspondances, carnets ou mémoire, disent la saleté des tranchées, celle-ci est en réalité difficilement imaginable.

Erwan LE GALL

 

 

 

 

1 SHD-DAT : 26 N 301/8, JMO service de santé de la 20e DI, 25 mars 1915.

2 Pour de plus amples développements, on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Une entrée en guerre. Le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo au combat (août 1914 – juillet 1915), Editions CODEX,  Talmont-Saint-Hilaire, 2014.