Atteindre la Bretagne en 1917-1918 : un soulagement pour les doughboys

« Jeudi 23 mai, 5 heures du matin : repéré un phare, un petit bateau à voile sur notre droite avec des oiseaux qui volent autour » : c’est par ces mots que Paul B. Hendrickson, soldat du 129th US infantry regiment, décrit son arrivée en vue des côtes de France1. Il vient de passer près deux semaines en mer à bord de l’USS Covington, qui avait appareillé de New York le 10 mai 1918. Pour le jeune private comme pour nombre de ses camarades, approcher enfin de la terre ferme est, par bien des aspects, un vrai soulagement.

Prendre la mer… et nourrir les poissons

La traversée de l’Atlantique n’est en effet pas de tout repos pour les troupes des American Expeditionary Forces (AEF). Certes, tout est fait pour rendre ce voyage plus supportable : le même Hendrickson indique ainsi que le 12 mai, des « matchs de boxe sont organisés entre marins et soldats », qu’il peut prendre « un bain d’eau de mer » le 13 au matin, qu’un orchestre donne un concert l’après-midi. Tout se complique cependant lorsque la météo se dégrade, d’autant qu’il faut y ajouter la chaleur des entreponts et, parfois, la mauvaise qualité de l’alimentation, au moins sur certains navires. Embarqué à bord du Pastores en septembre 1917, le private McLintock se plaint d’avoir dû manger « du poisson salé putride » – un poisson d’un goût tel que le général commandant la 26th division lui-même s’en plaint –, condamnant les doughboys à se contenter de pain et de compote2.

Un transport de troupes au départ de Fort-Slocum, dans l'état de New-York. Library of Congress: LC-B2- 4265-17 [P&P].

« Oh, quel voyage » note le sergent L. Louis Lee le 30 avril 1918 dans son journal. Le sous-officier poursuit : « avalé mon petit-déjeuner et immédiatement après, le roulis du navire m’a fait vomir ce que j’avais pu prendre et assurer ainsi aux poissons un repas bon et sain »3. Parmi les servants d’une batterie d’artillerie qui fait la traversée à bord du même navire, « seuls 30 hommes [ne sont] pas malades » avait-il indiqué le 24 avril, ravi de n’avoir perdu ce jour-là « ni [s]on dîner, ni [s]on souper, ni [s]on petit-déjeuner »4. « Beaucoup de gars sont malades » note pour sa part le marine Henry Kindig le 26 avril 1918, pas mécontent pour sa part de « [s]e sentir bien » malgré la mer agitée. Quant au soldat Vernon Kniptash, de la 42nd division, qui traverse l’Atlantique dès octobre 1917, il se réjouit dans son journal à la date du 21 de ne pas être atteint par ce mal de mer : « j’étais sûr d’être malade, mais je ne l’ai pas été, et tous disaient que celui qui n’est pas malade lors des quatre premiers jours ne le seront pas »5.  

Alors que le convoi du sergent L. Louis Lee approche des côtes de France, le 5 mai, celui-ci constate, avec un certain étonnement, que « le mal de mer semble avoir abandonné les hommes »6. « Etait-ce le mal de mer ou une part de sensiblerie ? » s’interroge-t-il d’ailleurs, laissant entendre que le mal du pays, au lendemain du départ, avait sans doute été aussi dévastateur que l’état de la mer pour les jeunes doughboys

La menace sous-marine, mais pas seulement

Les risques encourus au cours de la traversée de l’Atlantique sont cependant bien réels. Les quelques cas de scarlatine évoqués par Paul B. Hendrickson, la mort d’un de ses camarades après l’échec d’une appendicectomie pratiquée en pleine mer, les blessures subies par d’autres qui reçoivent, au cours d’une tempête, une caisse sur les jambes relèvent de l’anecdote. La menace sous-marine est, elle, perçue comme bien plus dangereuse. Même si les U-Boot allemands sont bien moins présents en 1918 que l’année précédente, toutes les précautions sont prises pour limiter les risques d’une attaque.

La première de ces mesures consiste à faire traverser les navires en convois d’une dizaine de bâtiments en général : « nous allons vers l’est. Il y a 7 transports, un croiseur et plusieurs destroyers » signale par exemple l’artilleur Vernon Kniptash en octobre 19177. « Six transports chargés de doughboys et un croiseur nous ont rejoints » note quant à lui Henry K. Kindig, du 6th Marines, à la date du 24 avril, au lendemain de l’appareillage. « Il y a 14 navires avec le croiseur » indique pour sa part Paul B. Hendrickson, précisant que son propre transport de troupes, le Covington, sert de « navire de commandement »8. Croiseurs et destroyers assurent en effet la protection de ces convois lors de la plus grande partie de la traversée.

L'USS Philippine dans le port de Brest en 1919. Library of Congress: LOT 14024, no. 46 [P&P].

Cette escorte ne peut suffire cependant. Des mesures plus basiques sont aussi mises en œuvre par l’US Navy. Ainsi, les navires changent de cap toutes les 20 minutes : en effet, « l’on m’a dit qu’un sous-marin peut suivre le sillage d’un navire » note Vernon Kniptash à la date du 25 octobre 1917, justifiant ainsi les nombreux changements de direction de son transport, le President Lincoln, afin de limiter ce type de risque9. Dans le même temps, des séances d’entraînement spécifiques sont organisées pour les fantassins et artilleurs en prévision d’une attaque. Enfin, certains sont mobilisés pour faire le guet lorsque l’on approche de ce que nos diaristes qualifient de « war zone », atteinte en général après une semaine de navigation.

Toutes ces précautions ne sont pas vaines : nombres de témoins américains évoquent une attaque lors de leur traversée, par exemple début mai 191810. Le 5 mai, explique le marine Kindig, « tout était calme jusqu’à 8h15 quand on ouvrit le feu » en direction d’un U-Boot : si le submersible parvient à plonger malgré les tirs de l’artillerie navale américaine, une frégate largue sans tarder deux grenades sous-marines qui semblent atteindre leur cible. « De l’huile est apparue à la surface et l’on nous attribua sa perte » conclut le marine

Lorsqu’approchent les côtes bretonnes, enfin…

En général, ce sont des navires français qui annoncent aux soldats américains la proximité des côtes, torpilleurs ou destroyers, à l’instar de ceux qui accueillent le convoi de l’artilleur Kniptash, deux jours avant qu’il atteigne Saint-Nazaire : les vaisseaux d’escorte de l’US Navy font alors demi-tour et regagnent les Etats-Unis, non sans avoir souhaité « bonne chance » aux doughboys11. La menace des U-Boot a d’ailleurs justifié l’installation, sur les côtes du Finistère, de plusieurs bases françaises et américaines d’hydravions ou de dirigeables spécialisés dans la protection des convois en provenance d’Amérique du Nord, de l’Île-Tudy à l’Aber-Wrac’h en passant par Camaret12.

Lorsque les soldatsles aperçoivent, ils savent la terre désormais toute proche. C’est au matin du 7 mai que L. Louis Lee signale ainsi la présence d’« un énorme dirigeable jaune aux couleurs françaises », bientôt suivi « de toute une série d’aéroplanes du même type » venus « nous saluer »13. « Peu de temps après, on aperçut la terre » indique-t-il, un « trait de côte à falaise » précise Paul B. Hendrickson, qui est frappé par le grand nombre « de bouées et de phares », la « côte [étant] très accidentée »14

Un convoi en approche de Brest. Library of Congress: LC-F82- 2639 [P&P].

Il faut encore quelques heures pour atteindre le port proprement dit, parfois près d’une journée de patience à bord avant que le débarquement commence, directement à quai ou grâce à des barges. Qu’importe désormais cette attente : « de l’autre côté [de l’Atlantique] et en sécurité au port » note, soulagé, le soldat du 129th US Infantry, précisant que ceci s’est fait « sans accident en route »15. Tel est l’essentiel pour lui.

 

Yann LAGADEC

 

 

 

1 Coll. part.

2 Coll. part. 

3 LEE, Major L. Louis, Diary of a Soldier, Bloomington, I-Universe, 2011, p. 15.

4 Ibid., p. 4.

5 KNIPTASH, Vernon, On the Western Front with the Rainbow Division. A World War I Diary, Norman, University of Oklahoma Press, 2012, p. 28.

6 LEE, Major L. Louis, Diary of a Soldier…, op. cit., p. 20.

7 KNIPTASH, Vernon,On the Western Front…, op. cit., p. 27.

8 Coll. part.

9 KNIPTASH, Vernon, On the Western Front…, op. cit., p. 29.

10 Notons par ailleurs que l’USS Covington sera torpillé au large de Brest le 1er juillet 1918.

11 KNIPTASH, Vernon,On the Western Front…, op. cit., p. 30.

12 Voir sur ce point LE ROY, Thierry, L'aéronautique maritime et la lutte anti-sous-marine en Bretagne (1917-1918), mémoire de maîtrise, Université de Bretagne occidentale, dact., 1988.

13 LEE, Major L. Louis, Diary of a Soldier…, op. cit., p. 20. Alors qu’il séjourne plusieurs semaines à Brest, Hendrickson signale régulièrement le passage de ces dirigeables au-dessus du camp où il loge, sans doute Pontanézen.

14 Coll. part.

15 Coll. part.