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Barthas, le 248e RI et les Bretons

C’est à la fin de l’année 1917 que Louis Barthas est affecté au 248e régiment d’infanterie de Guingamp, suite à la dissolution du 296e RI1. Les pages qu’il écrit à partir de cette mutation sont célèbres et sont fréquemment citées dans divers ouvrages traitant des Bretons et de la Grande Guerre. Globalement, le portrait que dresse le tonnelier n’est pas très flatteur et Barthas confesse d’ailleurs que cela ne lui « dit rien qui vaille » d’être incorporé dans un régiment de Bretons, « gens taciturnes, bornés, têtus, mélancoliques » (p. 494).

Chose étonnante, ces pages ne sont que rarement mises en perspective. Il est vrai que l’aura incontestable qui entoure ce grand témoin de la Première Guerre mondiale depuis la publication de ses carnets n’incite que peu à la critique. Et pourtant, deux points essentiels nous paraissent devoir être pris en compte afin de contextualiser la parole de Louis Barthas à propos de la Bretagne et, in fine, d’en réévaluer la portée.

Groupe de soldat. Comment en l'absence de sources privées ( carnet, correspondance... ) en déduire leur sentiment d'appartenance régionale? Collection particulière.

Premièrement, il convient de rappeler que le tonnelier de Peyriac-Minervois n’est que peu enchanté par la nouvelle de cette affectation puisque, de son aveu même, celle-ci signifie la perte du « bon filon » :

« Cette nouvelle fut diversement accueillie dans le régiment. Avec plaisir pour ceux qui depuis 6 mois faisaient la navette entre le petit-poste et le mauvais abri de réserve d’où la nuit on allait placer des fils de fer ou charrier du matériel sur les épaules. Cette dissolution était une aubaine inespérée, l’éloignement pour quelques jours de la tranchée, qui sait ? un bon repos à l’approche des grands froids, peut-être ?
Mais pour tous ceux qui avaient un emploi quelconque depuis la servile ordonnance, le cuistot graisseux, le cycliste coquet jusqu’à l’officier payeur ou d’habillement, c’était l’incertitude, la peur de perdre un bon filon. »2

Un tel propos nous semble d’une grande importance car il parait être de nature à structurer la vision ultérieure de Barthas par rapport à cette nouvelle affectation. Autrement dit, il ne semble être dans les meilleures dispositions au moment de découvrir la Bretagne, ou tout du moins un régiment Breton. Et pourtant, en novembre 1917, alors que Louis Barthas est envoyé au 248e régiment d’infanterie, la question se pose de savoir si cette unité est encore ou non « bretonne ».

De prime abord une telle interrogation parait bien saugrenue tant il est évident que casernée à Guingamp, sous-préfecture des Côtes d’Armor, alors Côtes-du-Nord, située entre Saint-Brieuc et Morlaix, l’unité est bretonne. On sait d’ailleurs que de ce point de vue le 248e régiment d’infanterie ne constitue nullement une exception et qu’un tel phénomène a pu être observé à Saint-Malo, à propos de l’inscription territoriale du 47e régiment d’infanterie3.

Groupe de soldats. Photographie probablement prise en région parisienne, au début du conflit. Collection particulière.

Pour autant, la question se pose de savoir si, au moment où Louis Barthas intègre le 248e régiment d’infanterie, les hommes qui garnissent les rangs de cette unité sont Bretons. Bien entendu, toute réponse est ici éminemment difficile à formuler puisque le sentiment d’appartenance à une communauté régionale se dérobe en grande partie à l’œil de l’historien. Si l’on sait Barthas attaché à sa petite patrie, c’est parce que l’on connait ses carnets. Or ceux-ci sont justement exceptionnels, au sens premier du terme. Mais il semble que des éléments comme le lieu de naissance et le bureau de recrutement, s’ils n’attestent pas à coup sûr d’un sentiment d’appartenance régional, peuvent constituer de probants indices.

Dès lors, en considérant les morts au combat entre le 1er novembre 1917 et le 11 novembre 1918 du 248e régiment d’infanterie titulaires de la mention « Mort pour la France » comme représentatifs de la composition exacte de l’unité, il y a moyen de passer les écrits de Louis Barthas au révélateur d’une estimation quantitative fiable. En effet, rien ne permet de supposer des taux de mortalité différents parmi la troupe du 248e régiment d’infanterie suivant que les individus concernés soient Bretons, Corses, Occitans, Basques, Auvergnats ou encore Berrichons. Dans un souci d’exactitude, ne sont pris en compte dans ce calcul que les « tués à l’ennemi » parce que les blessés peuvent aisément induire en erreur. Pour ne citer qu’un exemple, une personne qui décèderait en avril 1918 des suites de blessures provoquées par un éclat d’obus peut très bien n’avoir été touchée qu’en avril 19154.

Le corpus est réalisé à partir des données de l’obituaire figurant à la fin de l’Historique sommaire du 248e régiment d’infanterie, celles-ci apparaissant plus fiables que celles de la base collaborative mémorialgenweb5. Bien entendu, les historiques régimentaires ne sont eux aussi pas d’une exactitude absolue. Dans le cas présent, plusieurs noms ont dû être ôtés du corpus, à l’instar de François Quiniou, tué à l’ennemi le 30 juin 1916 et non le 1er novembre 1917 ou encore d’Eugène Le Guen, en réalité membre du 48e régiment d’infanterie. Pour autant, rien ne permet d’avancer que les cas retranchés ne compensent pas ceux oubliés. Aussi sommes-nous fondés à croire que le corpus constitué est conforme à la réalité des tués à l’ennemi morts au combats du 248e régiment d’infanterie entre le 1er novembre 1917 et le 11 novembre 19186.

Groupe de soldats. Photographie datée d'août 1918. Collection particulière.

Les résultats obtenus sont ensuite passés au crible de la base de données des Morts pour la France du site Mémoire des hommes. En effet, seules les fiches du Bureau des archives des victimes des conflits contemporains7 permettent une approche régionale du corpus constitué, au moyen des entrées que sont le lieu de naissance, le bureau de recrutement et l’éventuel tribunal ayant émis le jugement déclaratif de décès.

En opérant de la sorte, on observe que sur les 116 tués à l’ennemi titulaires de la mention « Mort pour la France » qui composent le corpus, seuls 51 sont originaires d’un bureau de recrutement breton. Et encore, ce dernier terme doit être nuancé puisqu’unité relevant de la 10e région militaire, le 248e RI recrute pour une part assez importante dans la 11e région (18/116).

Au moment où Louis Barthas est transféré au 248e régiment d’infanterie, cette unité est donc moins une unité bretonne que de Bretagne. En regardant le bureau de recrutement dont dépendent les tués à l’ennemi de la base de données, on trouve des individus originaires d’Agen, Béziers, Cahors, Marmande, Mirande, Mont-de-Marsan, Narbonne, Privas, Rodez… D’ailleurs, Louis Barthas ne tarde pas à découvrir que le coiffeur de sa compagnie est un « Méridional » originaire d’Auch8. Alors dès lors comment expliquer son attitude ?

Groupe de soldats. Collection particulière.

Il convient  de se garder d’accorder une trop grande importance aux chiffres émanant de cette base de données. En effet, si ces statistiques traduisent une réalité indéniable au sein du régiment, il faut se rappeler qu’un individu résonne à une échelle beaucoup plus restreinte, appelée groupe primaire. En d’autres termes, un soldat n’a pas la conscience de l’ensemble de son unité – ce qui dans le cas présent totalise tout de même plusieurs milliers d’hommes. C’est à une échelle beaucoup plus restreinte qu’il évolue, au niveau de l’escouade, de la section voire de la compagnie. Or, ces infragroupes régimentaires nous sont largement inaccessibles, faute d’archives. Le seul élément que nous avons en notre possession provient des carnets de Barthas, lorsque celui-ci écrit : « J’étais par malchance seul du groupe et seul du 296e affecté à cette 18e compagnie [du 248e RI NDLA] où je n’allais trouver que des figures étrangères »9.

Autrement dit, si Louis Barthas a l’impression qu’il évolue au sein d’une unité dont tous les combattants sont Bretons, c’est peut-être qu’il est versé dans une escouade dont tous les combattants proviennent des 10e et 11e régions militaires. Lui-même en convient puisqu’il explique dans ses carnets que la 15e compagnie du 248e RI est une « compagnie de Méridionaux » presque entièrement formée d’anciens du 296e RI10. Bien sûr, pour quiconque connait la Bretagne, on sait que grandes sont les différences entre Brest et Vitré, Guingamp, Saint-Malo et Lorient. Pour autant, pour un homme de Peyriac-Minervois, les différences entre Armor et Argoat, entre Bretagne bleue et blanche, Bretagne bretonnante et gallesane sont sans doute imperceptibles.  

En définitive, en 1918, le 248e régiment d’infanterie est sans doute plus un régiment breton qu’un régiment de Bretons. Louis Barthas en est d’ailleurs une splendide preuve.

Erwan LE GALL

 

1 BARTHAS, Louis, Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, Paris, La Découverte, 1997, p. 489 et suivantes.

2 BARTHAS, Louis, op. cit., p. 489.

3 LE GALL, Erwan, « Saint-Malo, la Bretagne, la France : des multiples inscriptions territoriales du 47e régiment d’infanterie », in BOURLET, Michaël, LAGADEC, Yann et LE GALL, Erwan, Petites patries dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 63-79.

4 Pour plus de détails sur ce point on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Une entrée en guerre. Le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo au combat (août 1914 – juillet 1915), Talmont-Saint-Hilaire, éditions CODEX, (à paraitre).

5 Anonyme, Historique sommaire du 248e régiment d’infanterie, août 1914 – avril 1919, Rennes, Imprimeries Oberthür, 1920.

6 Là encore, pour une analyse plus approfondie de cette question de méthode, on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Une entrée en guerre…, op. cit.

7 Sur ces sources LE GALL, Erwan, « Saint-Malo, la Bretagne, la France : des multiples inscriptions territoriales du 47e régiment d’infanterie », art. cit.

8 BARTHAS, Louis, op. cit., p. 496.

9 BARTHAS, Louis, op. cit., p. 494.

10 BARTHAS, Louis, op. cit., p. 517.