Bon sang ne saurait mentir

Sous le titre « Isidore Colas, le brave petit Breton », Le Progrès du Morbihan consacre, le 11 novembre 1914, un court article à ce jeune artilleur de Bannalec, soigné à Biarritz dans l’hôpital bénévole 95, installé au Grand Hôtel. Le pronostic vital de l’un des voisins de chambre, le caporal Henri Legrain, du 45e RI, exsangue, est engagé ce 16 octobre. « Reportons-nous à l’hôpital, devant les lits des blessés » propose le journal morbihannais, après avoir insisté sur l’importance, à côté des « faits de guerre qui donnent la plus haute idée de la vaillance de nos troupes », « des actes plus nobles encore, dans les à-côtés de la vie du soldat, alors que l’odeur de poudre et la rage du combat ne sont plus là pour exalter le courage ».

Salle d'opération de l'hôpital 95 à Biarritz. Carte postale. Collection particulière.

« Reportons-nous à l’hôpital, devant les lits des blessés » donc :

« L’un d’eux se meurt d’hémorragies successives. Le docteur n’a qu’un moyen de le sauver : par la délicate opération de la transfusion de sang. Mais où trouvera-t-il un pareil dévouement ?
C’est le voisin de lit, un Breton presque rétabli de sa blessure, qui s’offre, et cependant il ne connait pas l’autre.
Le docteur lui explique ce qu’il aura à endurer, car on ne peut pas l’endormir. Celui-ci écoute sans hésitation, sans la moindre émotion.
Et quand l’heure arrive, il subit avec un courage inouï la plaie du bras, la suture de l’artère et les deux heures de souffrance que l’eau qui ruisselle de son front laisse seule deviner.
Tout est terminé maintenant ; celui qu’on espère sauver rassemble un peu de force, pas assez pour parler ; il passe son bras avec peine sous la tête de l’autre qui lui apporte la vie, le serre fort contre lui et dépose deux gros baisers sur ses joues, tandis que des larmes de reconnaissance coulent de ses yeux mi-clos.
Ce n’est point assez de raconter cette histoire sublime : il faut dire le nom du petit Breton : il s’appelle Isidore Colas, de Bannalec. »

L’on peut faire une double lecture de cet article. La première relève de l’histoire de la médecine et, plus précisément, de celle de la transfusion sanguine. Cette transfusion directe, de bras à bras, est l’une des premières du conflit. Seules une quarantaine d’autres seront réalisées avant la fin de l’année 1914 dans les hôpitaux français, indiquant à quel point l’on est encore alors sur un front pionnier de la médecine de guerre. 

Plus intéressante est sans doute l’image de la Bretagne et des soldats bretons qui est donnée par l’article du Progrès du Morbihan, mais pas seulement. Car le texte du journal vannetais est tiré d’un autre, publié dans les colonnes du quotidien parisien La Guerre sociale, antimilitariste jusqu’à début août 1914, rallié depuis à l’Union sacrée. Le fait qu’il soit dirigé par le Brestois de naissance Gustave Hervé explique peut-être pour une part l’attention qui est portée aux origines bretonnes d’Isidore Colas. Et l’on pourrait avancer des arguments du même type pour expliquer l’écho de cet épisode en Bretagne : le 12 novembre, le Bulletin quotidien des communes de l’arrondissement de Pontivy reprend l’information dans un article titré « Toujours les Bretons », en même temps que L’Ouest-Eclair, à Rennes, sous le titre « Du sang de Breton » ; plus tard ce sont Le Journal de Paimpol ou Le Cri du Peuple, de Brest, qui, entre autres, évoquent l’affaire, contribuant à la propagande patriotique qui irrigue l’ensemble de la presse régionale depuis le 1er août. Mais les quotidiens et hebdomadaires bretons ne sont pas les seuls à s’intéresser au sort d’Isidore Colas. Outre La Guerre sociale, ce sont des publications aussi diverses que La Croix, La Grande Guerre du 20e siècle ou Le Semeur algérien qui mettent en avant « l’héroïsme du Breton ». On est, quelques semaines à peine après l’entrée en guerre, très loin des stéréotypes véhiculés jusqu’alors sur la patrie d’Annaïck Labornez, alias Bécassine.

Carte postale. Collection particulière.

Le courage, l’héroïsme, la capacité à supporter la douleur d’Isidore Colas sont particulièrement mis en avant dans toutes ces publications, y compris dans des œuvres de fiction. L’artilleur de Bannalec devient ainsi un des personnages – certes très secondaires –  d’un feuilleton publié dans les Annales politiques et littéraires en 1915, « Les fiancés de 1914 (Roman) ». Selon l’auteur de ce texte, après l’incision permettant la transfusion, « peu à peu, Colas pâlit, pâlit, ferme les paupières et se renverse sur mes mains qui le soutiennent. Son sacrifice transfigure son visage plutôt rude : une douceur merveilleuse est répandue sur sa face ». Le sens du sacrifice : tel est le message qu’il convient de retenir, telles sont les valeurs que portent – porteraient… – les poilus bretons, bien loin de celles que l’on attribue donc aux combattants du Midi, et notamment à ceux du 15e corps d’armée.

Aux poilus bretons, et à eux seuls ou presque. Rien n’est dit par exemple de celui qui, ce 16 octobre 1914, reçoit le sang d’Isidore Colas, non plus que du médecin qui prend en charge l’opération. Si « Les fiancés de 1914 (Roman) » font du receveur un soldat angevin, l’on sait que le caporal Henri Legrain est en fait natif du Nord. De la même manière, il est significatif que L’Illustration, qui dans son numéro du 21 novembre 1914 évoque un autre cas de transfusion, cette fois à Montpellier, concernant « le soldat réserviste Créchet, du 68e de ligne, amputé après une terrible hémorragie » et « Emile Barthélémy, du 81e de ligne, légèrement blessé à Gerbeviller », ne dise rien de leurs origines régionales.

Et le fait n’est pas isolé. Il est en effet très révélateur qu’en évoquant une série de blessés dans « Ames de France », un texte publié en novembre 1915 par la Revue de Paris, M. Dugard ne signale l’origine que de l’un d’entre eux : il s’agit d’« un paysan breton qui, les mains crispées aux barreaux de son lit de fer, supporte un coup de bistouri et l’extraction d’un éclat d’obus sans laisser échapper autre chose qu’un bref gémissement ». Le blessé précédent n’est décrit par Dussarp que comme « charretier », le suivant comme « mécanicien de village » : leurs fonctions suffisent en quelque sorte à les cerner. Le « paysan breton » de la Revue de Paris a d’ailleurs des caractéristiques très proches de celles attribuées par Gabriel Chevallier au « petit Breton » qu’il évoque dans son fameux roman, La peur, paru en 1930. « Le dernier » de ses camarades de chambrée que décrit Dartemont, le narrateur évacué vers un hôpital de l’arrière après avoir lui-même été touché, est en effet « un petit Breton, très jeune, blessé sur tout un côté du corps, atteint de gangrène, dont on rogne constamment deux membres : un bras et une jambe ». S’il note qu’il « est totalement illettré et parle un patois incompréhensible, où l’on ne distingue que les injures grossières dont il accable les infirmières », il signale aussi et surtout les « horribles cris » qu’il pousse en raison de la douleur, chacun s’étonnant « que ces cris soient si rares et que son corps ait autant de résistance ».

Carte postale. Collection particulière.

On le voit : l’image que donne Chevallier du soldat breton est ambivalente, pas si éloignée que cela des stéréotypes le concernant. Certes, c’est pour une part un « plouc » ignorant, comparable à ceux que décrit l’historien Marc Bloch dans ses carnets, alors qu’il est en garnison au dépôt du 72e RI, replié d’Amiens à Morlaix. Mais le jeune blessé de La peur a aussi des qualités : c’est celui dont la force presque brute face à la douleur surprend tous ses camarades. Des qualités qui justifient que l’on mentionne ses origines régionales, les deux étant sans doute liées. Il n’est d’ailleurs pas anodin que les références à des origines régionales soient finalement assez rares dans la littérature de guerre en général, dans le roman de Chevallier en particulier. Outre ce Breton, l’auteur n’évoque brièvement que « le sergent Nègre, de Limoges » – dont les caractéristiques sont cependant plus liées à son statut de sous-officier qu’à ses origines limousines – et, plus longuement, les « camarades, presque tous méridionaux » du régiment avec lequel Dartemont rejoint le front, dans l’Aisne, en 1917. Ces soldats, « très démonstratifs » écrit Chevallier, ont eux aussi tout des stéréotypes qui leur sont généralement associés, déclarant par exemple qu’« on est venus se battre pour les autres. Ce n’est pas notre pays qui était attaqué ».

L’on comprend mieux, dès lors, la place faite en 1920 à la description des vertus de « la race bretonne » dans les historiques des régiments partis de Bretagne en août 1914, ou dans les discours des autorités locales au moment du retour de ces unités dans leur garnison, à l’été 1919, alors même que ce type d’argument n’est que marginalement évoqué dans nombre de régions françaises. Quant à Isidore Colas, il est aujourd’hui largement oublié, sauf des habitants de Bannalec peut-être : l’Amicale intercommunale des donneurs de sang bénévoles porte en effet son nom, aujourd’hui encore, à l’instar d’une des rues de la ville1

 

Yann LAGADEC

1 Voir aussi les quelques pages que consacre à ce personnage Jean-François Douguet « Quand un Breton aidait spontanément un camarade à survivre et à la médecine de progresser », Bretagne 14-18, n° 71, décembre 2014. p. 6-9.