Fêter Noël 1914 : une posture compliquée

« Serions-nous de vrais Français si la gaieté disparaissait de chez nous, si même, quelques tragiques que soient les circonstances, une bonne humeur de franc aloi ne continuait pas d’être la caractéristique de notre race gauloise, sublimement vaillante et décidée ? » Par ces mots, Le Nouvelliste du Morbihan donne le ton de ce que doivent être les fêtes de Noël 19141. Entre manifestation patriotique et pudeur de circonstance, le quotidien lorientais offre un précieux témoignage sur la difficulté d’aborder, à l’arrière, la « trêve du réveillon ».

Aérostiers français s’apprêtant à fêter Noël en 1914. Sans doute plus délicate qu’à l’arrière, leur situation est néanmoins beaucoup plus enviable que celle des fantassins tenant une tranchée en première ligne. Carte postale. Collection particulière.

Lorsque le conflit éclate, en août 1914, la majorité des Français sont convaincus que les hommes mobilisés rentreront avant l’hiver, que la guerre serait courte et que la victoire viendrait d’une bataille « décisive ». Cinq mois plus tard, la réalité est toute autre puisque les poilus s’apprêtent à passer leur premier Noël dans les tranchées. A l’arrière, on garde malgré tout l’espoir d’une fin proche du conflit, ou du moins on cherche à s’en convaincre. Le Nouvelliste du Morbihan prévient en effet que les troupes, « de plus en plus entrainées », sont « à la veille de bouter définitivement hors du sol sacré qu’il foule encore, l’impudent et ignoble envahisseur ». Les jouets destinés aux enfants promettent la même issue si bien que les « bambinis (sic) frais et joufflus » convoitent tous « un bel officier en carton-pâte, donnant les mains à une gracieuse Alsacienne », symbole ultime de la reconquête française.

La victoire étant promise, le quotidien assure que les Lorientais ont « le droit, le Devoir même, de [se] montrer joyeux ». Pourtant, malgré la volonté évidente de revigorer le moral des populations de l’arrière, le journal ose une prise de position qui contraste singulièrement avec le deuil porté par de nombreux lecteurs, éprouvés par la perte d’un proche tombé au « champ d’honneur » (rappelons que les trois premiers mois de la guerre sont les plus meurtriers) ou sans nouvelle d’un « disparu »2. Sans compter l’inquiétude des autres. Combien de foyers déplorent en effet l’absence d’un père, d’un frère, d’un fils ou d’un mari, mobilisé dans le froid des tranchées ou détenu prisonnier dans un camp allemand ? Le quotidien demande en conséquence de « se montrer joyeux » mais « discrètement », de façon à respecter la douleur des familles.

Le Nouvelliste du Morbihan procède ensuite à une description des rues de Lorient qui laisse perplexe. Partout dans la ville, des magasins

« s’adornent de leurs plus belles parures, offrant à chaque pas les plus séduisantes attractions : charcuteries où s’étalent les victuailles les plus affriolantes, confiseries, pâtisseries, librairies, boutiques de jouets (où l’article militaire prend le pas, comme on le comprend bien), attisant les plus ardentes en même temps que les plus naïves convoitises. »

Groupe de prisonniers de guerre fêtant Noël. Carte postale. Collection particulière.

Les étalages se remplissent également « de gros marrons glacés mordorés, de bonbons fondants aux couleurs tendres, de pastilles de chocolats fourrés d’un crème suave… ô délices : on les croque d’avance… ». Là encore, le faste paraît bien indécent au regard des multiples privations auxquelles sont confrontés les poilus sur le front. Le quotidien assure néanmoins qu’une partie des recettes doivent permettre d’adoucir le Noël de ceux qui en sont privés. Ainsi, la vente des « 300 splendides poulets, gras et dodus à point » à la mairie, est destinée à porter secours « à tous les soldats blessés, et convalescents, ainsi qu’aux réfugiés de Belgique et du Nord de la France, qui séjournent encore dans nos murs ». Il n’en demeure pas moins que ce noël 1914 constitue aujourd’hui un objet historique particulier. Sans doute s’agit-il en effet de l’un des premiers témoignages illustrant l’écart sans cesse grandissant – ou tout du moins perçu comme tel par les poilus – entre l’arrière et le front, deux sociétés quasi distinctes, dont l’une paraît ne pas souffrir du conflit tandis que l’autre en supporte toutes les rigueurs. Les premières permissions, à l’été 1915, n’en seront que plus rudes.

Yves-Marie EVANNO

 

 

 

 

 

1 « Lorient sous les armes », Le Nouvelliste du Morbihan, 25 décembre 1914, p. 2.

2 Sur la disparition de guerre se rapporter à LE GALL, Erwan, La courte Grande Guerre de Jean Morin, Spézet, Coop Breizh, novembre 2014, p. 169-188.