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Parmi l'avalanche d'ouvrages engendrée par le prochain centenaire de 1914, celui d'E. Cronier sur les permissionnaires compte assurément parmi les plus attendus1. Tiré d'une thèse de doctorat soutenue en 2005, ce volume vient combler un vide béant dans notre compréhension de ce conflit par bien des égards incompréhensible, celui de cette position d'entre-deux occupée pour quelques jours par des combattants de retour dans leurs foyers. Plus du front mais pas tout à fait de l'arrière, ces hommes sont en permission ce qui, du point de vue des représentations mentales, n'est pas sans conséquences (p. 11):

«  La structuration des identités du temps de guerre doit beaucoup en effet à la confrontation des combattants et des non-combattants lors des permissions. Celle-ci défie un ordre symbolique qui place le combattant au sommet d'une hiérarchie morale conditionnée par le degré de participation à l'effort de guerre. »

Les permissions ne sont pas une invention de la Première Guerre mondiale puisque, réglementées à partir de 1890 et plusieurs fois réformées par la suite, elles peuvent représenter un total compris entre 15 et 120 jours de congés sur 24 à 36 mois de service militaire (p. 13). En tant que suspension du régime du temps de paix, la mobilisation générale implique donc la suppression du régime des permissions. On est alors dans une logique de guerre courte qui impose de mobiliser rapidement de gros effectifs (p. 9). On mesure là la faveur exceptionnelle accordée à Louis Jaurès par le ministre de la Guerre lorsque, le 1er août 1914, il est autorisé, alors que contre-amiral en poste à Cherbourg, à assister aux obsèques de son frère assassiné au café du Croissant.

Mais, contrairement à ce que l'on pourrait croire, ce cas n'est exceptionnel – indépendamment de son évidente dimension symbolique – que considéré dans le cadre très réduit des toutes premières heures de la mobilisation générale.

Carte postale. collection particulière.

En effet, dès l'été 1914, fleurissent un certain nombres de congés – dont les fameuses permissions agricoles – qui bénéficient non aux soldats de l'active envoyés au front mais aux troupes demeurées dans les dépôts ou aux soldats de la territoriale cantonnés à l'arrière (p. 13-14). Motivées par des raisons économiques, mais pas uniquement comme en témoignent les congés de jour de fête ou de week-end autorisés à partir du 16 octobre 1914 (p. 15), ces permissions n'en sont pas moins un problème pour le pouvoir dans la mesure où elles bénéficient aux hommes les moins exposés au feu. C'est ce qui fait dire à E. Cronier que (p. 15) « l'éthique républicaine est donc profondément remise en question quand les enjeux économiques sont utilisés pour faire passer des congés à la légitimité plus contestable que les permissions agricoles ».

Là est une des problématiques essentielles de ce livre qui place la permission au centre du pacte républicain fondé sur l'équilibre des droits et des devoirs des citoyens (p. 9). Pour l’auteur, « la permission a une place à tenir en temps de guerre dans le contrat entre la nation et le combattant » (p. 17), propos qui n'est pas sans renvoyer à Rousseau bien sûr mais plus certainement encore à Leonard V. Smith et à son étude classique sur la 5e division d'infanterie2. C'est donc un équilibre subtil que révèlent ces permissions, entre réalités très pragmatiques et considérations plus morales. Il en est ainsi des congés de convalescence pour les blessés qui, dès octobre 1914, permettent de désengorger les formations sanitaires (p. 16) tout en constituant un redoutable « outil de rétribution symbolique du sacrifice combattant » (p. 17).

Carte postale. Collection particulière.

L'autorisation le 30 juin 1915 des permissions par Joffre ne solde pas le problème, loin de là, puisque règlementées a minima, elles demeurent assujetties au bon vouloir des chefs de corps (p. 20). Joffre revoie sa copie quelques jours plus tard, le 12 août 1915, en publiant une circulaire posant l'ancienneté – tant en termes de jours de présence au front qu'en termes de classes d'âge – comme principe donnant droit à la permission. Mais, là encore, la réalité diffère de l'intention tant l'application de ce texte se révèle être pour les commandants de compagnie un « véritable casse-tête », puisque « la manière de décompter le temps de présence Aux Armées n'est jamais précisée » (p. 21). En d'autres termes, la possibilité d'être privé de permission du fait d'un capitaine irascible existe encore. Or, au-delà des relations interpersonnelles parfois difficiles entre l'officier et ses subordonnés, E. Cronier voit dans ce système la marque d'une culture militaire qui n'aurait pas anticipé « l'idée d'équité dans l'armée républicaine » (p. 21) comme en témoignent les nombreux exemples où les permissions sont utilisées comme outil de discipline, conformément à une tradition qui les assimilerait à des récompenses (p. 22).

L'automatisation des permissions, à partir de l'été 1915, introduit de surcroit un double sentiment d'inégalité. Celui-ci prévaut ainsi entre unités, plus ou moins favorisées suivant qu'elles sont affectées ou non à un secteur calme, étant entendu que les offensives suspendent automatiquement le roulement des permissions (p. 22). Mais l'injustice la plus flagrante est probablement celle qui favorise les officiers puisque ceux-ci bénéficient à partir de mars 1915 de permissions et que, même après l'été 1915, ils ne sont pas en concurrence avec les hommes de troupe pour obtenir le tour dans le roulement institué (p. 22-23). On voit donc que la permission prend le relais en temps de guerre des revendications de justice sociale formulées en temps de paix et c'est d'ailleurs pour cela qu'elle se place d'emblée sur le terrain du droit des combattants (p. 30).

Maurice Bouilloux-Lafont. Portrait publié dans l'édition du 30 juillet 1937 de L'Ouest-Eclair. Archives Ouest-France.

A la faveur d'une poursuite de la guerre qui se caractérise notamment par un retour de la sphère politique face au GQG3 (sur ce point, voir Bach...), les parlementaires s'emparent de la question des permissions. Le plus en vue d'entre eux est d'ailleurs Maurice Bouilloux-Lafont, député du Finistère mobilisé en 1914 (p.26). Preuve de ce retour du politique, Gallieni, alors ministre de la guerre, instaure un canal de réclamation pour les combattants qui a pour but de « remédier aux fautes et lacunes signalées par les hommes et pour conséquence de complètement court-circuiter le Haut Commandement sur cette question » (p. 29). Ce véritable lobbying aboutit à la réforme du 1er octobre 1916 qui « garantit le droit de chaque combattant à la permission en octroyant une allocation équitable de trois permissions annuelles par personne » (p. 32) et place les officiers sur le même régime que la troupe (p. 34).

Pour autant, en laissant à penser que les permissions sont un droit, ce que s'est refusé à admettre le Haut Commandement, la réforme du 1er octobre 1916 porte en elle les germes de la crise de 1917 qui, par bien des égards, apparait comme la défense d'un acquis social menacé par l'offensive du Chemin des Dames puis par les promesses non tenues de Nivelle (p. 36-40). C'est sur ce point qu'intervient Pétain qui, bien qu'en désaccord avec la réglementation, comprend l'intérêt qu'il a la faire appliquer drastiquement (p. 40). Par ailleurs, et cela est un point non négligeable du point de vue de l'équité, il assure une plus grande transparence en demandant à ce que les listes de départ soit affichées ou lues aux hommes, en assurant une large publicité au droit de réclamation auprès du ministre de la Guerre et en imposant que les officiers figurent sur les tableaux de situations des effectifs au sein des unités (p. 41).

La question des permissions se trouve donc pacifiée à l'automne 1917 (p. 42). On pourrait dès lors croire réglée la question de l'équité devant ces congés de front. Il n'en est rien et c'est ce que s'attache à démontrer ce volume. La destination du permissionnaire est ainsi une première inégalité, tant en termes de distances et donc de temps (p.69) qu'en termes de statut: si l'on considère le cas nécessairement particulier des régions envahies (p. 58-59), n’oublions toutefois pas celui des Parisiens qui doivent disposer d'autorisations spéciales pour séjourner dans la capitale à partir de novembre 1916 (p. 48). De même, tous les permissionnaires ne sont pas égaux face aux empreintes laissées par la guerre, et aux troubles psychologiques que cela peut impliquer, notamment sur le plan sexuel (p. 126). De même, suivant qu'ils soient sans le sou ou non, ils ne fréquentent pas, pour ceux qui se livrent à l'amour tarifé, les même filles, les plus nantis ayant accès aux « demi-mondaines qui s'affichent avec les officiers, les alliés et les as de l'aviation » (p. 150).

Carte postale. Collection particulière.

Révélatrices d'inégalités, les permissions le sont assurément y compris dans leur caractère sacré de droit acquis au prix du sang. En effet, une telle définition ne concerne que les soldats métropolitains, et non les coloniaux (p. 63). Pour autant, E. Cronier ne cède pas au piège de l'angélisme et, au contraire, explore la face sombre de permissionnaires qui, profitant de leur statut de combattant, n'hésitent pas, pour certains, à se livrer à diverses escroqueries et tentatives de vol (p. 179 et suivantes). La permission révèle alors la grande inégalité fondamentale qui traverse la société française du temps de guerre, celle qui distingue les combattants des autres, embusqués par quelque moyen que ce soit.

 

En définitive, ce volume constitue une étude d'une très grande richesse, aussi passionnante que stimulante. Loin de proposer une synthèse qui, par définition, s’expose aux risques que constituent les cas particuliers, E. Cronier pose là les bases d’études à venir sur les permissions en livrant une recherche basée sur l’indice que constitue Paris et la région parisienne. A d’autres chercheurs de prendre maintenant le relais et de proposer – on pense bien entendu à la Bretagne – d’autres études s’engouffrant dans les perspectives dégagées par ce magnifique ouvrage : quid des rues de Lorient, Rennes, Brest ou encore Guingamp pendant la Grande Guerre ? Comment, dans une ville comme Nantes par exemple, se passe la coexistence entre marins, affectés spéciaux, permissionnaires et alliés ? Paris se révèle-t-il un cas particulier où la Bretagne tendrait-elle au contraire à s’y conformer ? Autant de questions qui constituent de magnifiques chantiers historiographiques.

On profitera toutefois de la présente recension pour dénoncer l'habitude exaspérante prise par de plus en plus d'éditeurs de placer l'appareil critique en fin de volume, et non en bas de page, ce qui oblige le lecteur à d'incessants va-et-vient au cours de la lecture. Ce reproche, que l'on peut également formuler à l'endroit des ouvrages de Benjamin Gilles et Nicolas Mariot chroniqués dans ce même numéro d'En Envor, Revue d'histoire contemporaine en Bretagne, est d'ailleurs bien le seul que l'on peut formuler à l'encontre de ce superbe livre (le carnet d'illustrations au centre du volume est splendide, de même que la couverture qui utilise un vernis sélectif de très belle facture) qui, assurément, compte parmi les réussites éditoriales de l'année 2013.

Erwan LE GALL

CRONIER, Emmanuelle, Permissionnaires dans la Grande Guerre, Paris, Belin, 2013.

 

1 CRONIER, Emmanuelle, Permissionnaires dans la Grande Guerre, Paris, Belin, 2013. Afin de ne pas surcharger l’appareil critique, les références à cet article seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 SMITH, Leonard V., Between Mutiny and Obedience: the Case of the French Fifth Infanterie Division during World War I, Princeton NJ, Princeton University Press, 1994.

3 Sur ce point on renverra notamment à BACH, André, Justice militaire 1915-1916, Paris, Vendémiaire, 2013.