Gagner la paix en 1916

Fondateur et directeur politique du quotidien breton L’Ouest-Eclair, Emmanuel Desgrées du Loû publie dans l’édition du 4 mai 1916 de son journal un plaidoyer non pas pour la paix mais pour ce qu’elle devra, à l’avenir, être1. L’initiative est d’autant plus intéressante que ce texte est écrit en pleine bataille de Verdun, alors que les perspectives de victoire apparaissent alors, si ce n’est rares, au moins lointaines. Or cet éditorial témoigne de prises de positions qui ne peuvent qu’interpeler.

Calendrier de la Victoire (détail). Collection particulière.

Tout d’abord, il apparait important de noter que la responsabilité du déclenchement de la guerre continue en mai 1916 à être attribuée à l’Allemagne, et ce sans ambiguïté. Selon Emmanuel Desgrées du Loû, c’est en effet bien « l’agression allemande » qui a forcé les pays combattant auprès de la France « à s’unir pour la défense de la civilisation », assertion placée en introduction de ce texte. Cette grille de lecture d’un patriotisme perçu avant tout comme étant défensif, donc légitime au plus haut point, est à dire vrai classique, plus encore dans les milieux intellectuels, découlant en droite ligne de l’acceptation d’août 19142 et annonçant par bien des égards le fameux paragraphe 231 du Traité de Versailles.

Pour autant, cette continuité des analyses ne doit pas masquer le fantastique coût du conflit, sur le plan humain bien entendu mais aussi, et peut-être plus encore dans cet éditorial, du point de vue économique et financier. Or celui-ci n’est pas sans angoisser le directeur politique de L’Ouest-Eclair qui écrit que pour faire face aux destructions engendrées par le conflit « le poids des impôts sera tel qu’on se demande comment les citoyens, déjà si appauvris par la guerre, pourront le porter sans fléchir ». Faut-il y voir les prémices de ce qui conduira au montant astronomique des réparations exigées par le Traité de Versailles ? Sans doute mais là n’est pas le plus important. C’est bien le nouvel ordre économique et commercial mondial qui ici doit primer, poursuite de la guerre par d’autres moyens pour faire référence à Clausewitz : « pour profiter pleinement de la victoire, pour empêcher, une fois la paix conclue, un retour offensif de la concurrence allemande, pour nous assurer enfin à nous-mêmes une existence normale et, si je puis ainsi parler, une liquidation avantageuse de l’opération sanglante où nous avons été entraînés, il faut que nous fabriquions de la richesse et que, dès le premier instant, nos mesures soient prises en vue d’en faciliter l’écoulement ». En d’autres termes, la future organisation du commerce mondiale devra privilégier les « rapports de solidarité des peuples qui font cause commune contre le germanisme ».

Mais pour Emmanuel Desgrées du Loû, si la paix doit se préparer au niveau international, l’effort doit aussi être entrepris sur le plan intérieur puisque « la prospérité matérielle d’une nation dépend de la qualité morale de ceux qui la gouvernent et de l’état d’esprit que ceux-ci savent lui inculquer ». Et le directeur politique de L’Ouest-Eclair de se lancer dans une critique en règle du parlementarisme – « il ne parait guère possible que cette prospérité naisse, grandisse et se maintienne dans un pays constamment agité par l’action et les querelles des partis, surtout si ces partis ne sont en définitive, ainsi que cela se voyait chez nous avant la guerre, rien de plus que des sectes de philosophes, et quels philosophes ». Or ce propos est d’autant plus étonnant qu’il s’achève sur une citation d’un ministre de la Monarchie de Juillet, ce qui ne manque tout de même pas de sel pour un journal qui s’affiche comme étant « républicain ».

Carte postale. Collection particulière.

Pour Emmanuel Desgrées du Loû, ces enjeux internationaux et nationaux sont fondamentaux en ce qu’ils conditionnent une paix durable : « Selon que ces questions seront bien ou mal résolues, la défaite militaire de l’Allemagne signifiera la fin de son hégémonie ou ne marquera, au contraire, dans le développement de ses ambitions, dominatrices, qu’un simple temps d’arrêt ». Si là encore le propos n’est peut-être pas d’une grande originalité, on ne peut toutefois qu’être frappé  du peu de cas qu’il fait dans le  nouvel ordre mondial à venir du Vatican, chose étonnante pour un quotidien catholique comme L’Ouest-Eclair. Comme si la relégation du pouvoir spirituel du Saint-Siège, illustrée par l’impuissance qui caractérise le pontificat de Benoit XV, malgré d’immenses espoirs initiaux, était définitivement actée.

Erwan LE GALL

 

 

 

 

1 DESGREES DU LOU, Emmanuel, « La préparation de la paix », L’Ouest-Eclair, n°6200, 17e année, 4 mai 1916.

2 BECKER, Jean-Jacques, 1914: comment les Français sont entrés dans la guerre contribution à l’étude de l’opinion publique, printemps-été 1914, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977 et BEAUPRE, Nicolas, JONES, Heather et RASSMUSSEN, Anne, Dans la guerre 1914-1918. Accepter, endurer, refuser, Paris, Les Belles Lettres, 2015.