Les combats oubliés de Steenstraete : les fusiliers marins de Ronarc’h après Dixmude (décembre 1914)

La littérature consacrée aux fusiliers marins de Ronarc’h s’est, très tôt, concentrée sur la seule bataille pour Dixmude. Dans la foulée de la publication du livre de Charles Le Goffic, l’accent est mis sur la « victoire » de ceux que l’on surnomme les Jean-Le-Gouin lors de ces « Thermopyles du Nord » qu’il a cependant fallu abandonner sous la pression de l’ennemi1. Les inondations décidées par les Belges, les renforts en troupes d’infanterie plus aptes aux combats à terre et en artillerie ont cependant permis de rétablir le front, puis de le maintenir sur les rives de l’Yser, alors que le centre de gravité de l’affrontement se déplace à compter de mi-novembre 1914 vers les environs immédiats de la ville d’Ypres, au sud-est.

Les pieds dans la boue, un fusilier marin dans une tranchée du front de l'Yser fin 1914. Collection particulière.

C’est à ce moment que les fusiliers marins sont – enfin – retirés des premières lignes et gagnent par étapes les environs de Dunkerque. Ils ne restent que quelques heures cependant dans le port de la mer du Nord : arrivés le 23 novembre, les marins regagnent le front, en ordre dispersé, dès le 24. Alors que certains prennent la direction de Saint-Georges et Nieuport, non loin de l’embouchure de l’Yser, d’autres sont engagés dans le secteur de Steenstraete, longtemps tenu par les territoriaux bretons et normands de la 87e DT. Ils vont y connaître des combats particulièrement meurtriers, illustrant les limites du « grignotage » souhaité par le général Joffre.

« Dans le cloaque »...

C’est par ce terme de « cloaque » que Charles Le Goffic désigne le terrain sur lequel les fusiliers marins montent en ligne dans les premiers jours de décembre 1914, en remplacement des fantassins de la 42e DI, notamment ceux des 94e, 151e, 162e RI et du 16e BCP. L’écrivain décrit le « paysage de Steenstraete » comme n’étant « pas sensiblement différent du paysage de Dixmude » :

« C’est toujours, parmi ses écharpes de brouillards marins, l’immense et basse plaine flamande décrite dans les communiqués, le même damier interminable de prairies, de betteravières et d’emblavures, quadrillé de petites haies et de « blancs d’eau » qui gênent les vues de l’artillerie, la même tangue grasse et grisâtre tassée entre les mêmes routes droites et surplombantes, les mêmes clochers élancés ou trapus au bout des mêmes colonnades de peupliers crispant leurs arceaux au vent du large. Nulle part on ne sent mieux le caractère ambigu de cette Flandre sensuelle et mystique, plate et illimitée, disputée entre la terre et la mer, comme entre la matière et l’esprit. À peine si, au Sud de Steenstraete, vers Hetsas, la sombre épaisseur d’un fourré rompait la monotonie du paysage : c’était le fameux bois triangulaire »2

Là est d’ailleurs le problème. L’eau affleure partout dans cette « immense et basse plaine flamande », compliquant singulièrement les efforts des combattants qui cherchent à s’enterrer pour mieux se protéger. L’un des fusiliers décrits dans une lettre les conditions qui sont les leurs ici, bien pires qu’à Dixmude un mois auparavant :

« Je vous écris d’une tranchée “modèle” établie par le génie. Il me pleut dans le cou, et il y a vingt centimètres de boue pour y accéder ; mais enfin c’est une tranchée “modèle”… Les Boches sont devant nous et nous ne pouvons sortir sans entendre le miaulement de leurs balles. Nous leur répondons d’ailleurs aimablement. »3

Le 9 décembre, la 9e compagnie du 2e RFM monte en ligne « sous une pluie battante » dans ce secteur de Steenstraete. Lucien Richomme décrit dans son carnet la situation des hommes du lieutenant de vaisseau Marchand : « nous n’avons pas d’endroits où nous reposer ; ce n’est que vase partout ». Surtout, le fusilier n’a qu’une chaussette, « dans le pied droit. Le pied gauche est enveloppé dans un bout de guenille que j'ai déniché au baraquement » . Quelques jours plus tard, il dit comment les marins s’enfoncent dans la boue des tranchées « jusqu'à la hauteur des souliers. De temps en temps, je pose mes deux coudes sur les deux côtés du boyau de façon à pouvoir arracher mes pieds de ce gouffre. Pour compléter notre misère, la pluie se met à tomber ». Le lendemain matin, ainsi qu’il l’indique dans son carnet,

« je ne sens plus mes pieds qui sont je crois gelés et je marche avec difficulté ainsi que tous les autres. Un de mon escouade qui a pris à la ferme une paire de galoches en a perdu une dans un fossé d'eau et il a passé la nuit pieds nus dans la vase. On est obligé de le conduire à l'ambulance. »

C’est « l’égout chez soi, » considère pour sa part un officier : rares sont en effet les tranchées à ne pas être inondées tant par les pluies que par les infiltrations. Et creuser plus profond ne sert bien sûr à rien.

Carte postale. Collection particulière.

L’activité des deux infanteries, comme celle des deux artilleries, reste heureusement assez limitée. Si, chaque jour, quelques fusiliers marins sont bien tués ou blessés, les pertes dues aux combats n’ont rien à voir avec celles subies dans les derniers jours du siège de Dixmude : Français comme Allemands concentrent ailleurs l’essentiel de leurs efforts.

Il n’en reste pas moins que, chaque jour, il faut évacuer des fusiliers pour raison sanitaire. Au 1er RFM, le Dr Taburet signale jusqu’à 40 malades dans une compagnie de 150 hommes le 9 décembre, après quelques jours seulement passés en première ligne. Selon l’enseigne de vaisseau Boissat-Mazerat, du 2e bataillon du 1er RFM, les fusiliers marins

« se transformeron[t] certainement en grenouilles, [vivant] dans l’eau à mi-mollet [...]. Ayant fait quelques reconnaissances, je suis uniformément recouvert d’une couche de 2 centimètres de boue. Il pleut, les malades sont nombreux, la sélection se fait : je crois que nos compagnies fondront d’un bon tiers. »5

Quelques jours plus tard, le 11 décembre, il confirme : « l’action est peu intense et nous n’avons chaque jour qu’un petit nombre de tués et de blessés. Malheureusement, il y a déjà beaucoup de malades. Les compagnies fondent, dissoutes par la bronchite et la dysenterie » conclut-il6.

Et les officiers n’y échappent pas : le capitaine de vaisseau Delage, le commandant Geynet, les capitaines Pinguet et de Malherbe, l’enseigne Poisson, les docteurs Le Marc’hadour et docteur Le Floch sont eux aussi atteints de gastro-entérite du fait des conditions de vie dans ce secteur du front, compliquées encore par les difficultés de ravitaillement des premières lignes. Dès le 8 décembre, Boissat-Mazerat note que le « service de vivres est tout à fait lamentable. Nous touchons à peine un jour sur deux ». « Le reste du temps », le fusilier marin « se serre la ceinture et ronchonne »7.

Encore ne s’agit-il là que de tenir la ligne de défense établie dans les semaines précédentes. La situation se complique lorsque, le 17 décembre, il faut passer à l’offensive.

L’assaut du 17 décembre : une modeste attaque dans le cadre d’une vaste offensive

Le 13 décembre, l’amiral Ronarc’h est informé que, dans le cadre d’une vaste offensive que doivent lancer d’une part les Britanniques, d’autre part les 9e, 32e et 16e corps d’armée français dans le cadre des tentatives de « grignotage » voulues par Joffre, le 20e corps et le groupement Hély d’Oissel dont dépend la brigade des fusiliers marins doivent, à compter du 14, « aider les opérations par une défensive active » : il s’agit, par des actions d’artillerie surtout, de conduire l’ennemi à ne pas dégarnir les secteurs du front tenu par ces deux grandes unités. Alors que cette vaste offensive piétine dès le 14, l’appui du  20e corps et du groupement Hély d’Oissel (GHO) doit se faire plus actif : le premier devra attaquer à compter du 17 pour aider les troupes qui ont Nieuport pour objectif ; quant au GHO, c’est entre le « bois triangulaire » et Bixschoote qu’il doit passer à l’attaque. Les fusiliers sont de la partie : sous les ordres commandant du 2e RFM, le 1er bataillon du 1er RFM, celui du commandant Geynet, doit attaquer avec l’appui d’une compagnie cycliste de la 7e division de cavalerie et de deux sections de mitrailleuses depuis la tête de pont de Steenstraete. En soutien, le 3e bataillon du 2e RFM, aux ordres du commandant Mauros, doit pouvoir intervenir au profit des hommes de Geynet.

La brigade de fusiliers marins au 18 décembre 1914.

Si ces derniers ont pris position dans les tranchées dans la nuit du 16 au 17, prêts à monter à l’assaut, les problèmes se multiplient au matin du 17. La compagnie de cyclistes n’est pas en place à l’heure prévue pour l’attaque : les cavaliers sont donc remplacés au pied levé par les marins de la 10e compagnie du 2e RFM, celle du lieutenant de vaisseau Deleuze. Surtout, les tirs de l’artillerie française, peut-être déclenchés trop tardivement, se révèlent totalement inefficaces : ils ne parviennent pas à faire taire les mitrailleuses allemandes, encore moins à endommager les réseaux de barbelés disposés en avant des tranchées ennemies.

Officier exalté, Geynet n’entend pas remettre son action. Il lance l’assaut à l’heure prévue, les 1e et 4e compagnies du 1er RFM au nord, les 3e et 2e compagnies au centre, par le pont de Steenstraete, la 10e du 2e RFM au sud. Si ces deux dernières parviennent à progresser de quelques dizaines de mètres et à prendre quelques éléments de tranchées allemandes, tout en se saisissant de deux – peut-être ou trois... – mitrailleuses et de 60 prisonniers, les autres sont fixées par le feu ennemi : les pertes croissent rapidement, notamment dans les rangs des officiers, compliquant encore les possibilités de manœuvre de troupes rapidement désorganisées.

Lucien Richopmme. Collection particulière.

Dans ces conditions, le commandant du 2e RFM décide de faire intervenir les compagnies encore en réserve, les cyclistes enfin arrivés, mais aussi et surtout les 9e, 11e et 12e du 3e bataillon du 2e RFM. Originaire de Plouha, dans les Côtes-du-Nord, affecté à la 9e compagnie du lieutenant de vaisseau Marchand, le fusilier Lucien Richomme a décrit dans son carnet les conditions dans lesquelles il lui a fallu combattre ce 17 décembre, la pire des journées qu’il ait passée depuis son entrée en campagne à Melle, près de Gand, deux mois plus tôt8.

« C’est le moment de marcher en avant. Ma compagnie est chargée de renforcer la 12 qui vient de partir. Il fait noir, mais les Allemands ayant lancé des fusées les aperçoivent et leurs mitrailleuses se mettent en action fauchant les nôtres qui jonchent le sol. Néanmoins, avec les cinquante qui restent, ils réussissent à prendre une tranchée et à s’emparer des deux mitrailleuses dont ils font prisonniers les servants et les pointeurs. Nous sommes à deux cents mètres derrière, et nous apercevons passer une grande quantité de blessés provenant aussi du 1er bataillon qui n’a pas mieux réussi sur notre gauche. Tous ont été en grande partie décimés avant d’atteindre la ligne ennemie. Il est 8 heures du matin et nous recevons l’ordre d’aller occuper la tranchée qu’a abandonnée la 12e compagnie n’ayant plus assez d’hommes pour résister [...]. »

Le lieutenant qui commande sa section, l’enseigne Devillers, donne ses ordres : «  En avant la 1e section ». Et Richomme de préciser :

« Sans hésiter, comme un brave, il s’engage le premier dans le boyau qui doit nous conduire à quelques mètres des tranchées boches. Le sergent de la section le suit, et moi, comme je fais partie de la première escouade, je marche derrière lui. Ce n’est pas mon tour mais comme les autres avancent avec beaucoup de peur je les devance. Le boyau dans lequel nous marchons est très peu large et a une profondeur 80 centimètres dont 60 centimètres d’eau. Nous sommes dans l'eau jusqu'au ventre et notre fusil ne peut plus fonctionner car la main droite est constamment dans l'eau et notre arme est pleine de vase. »

Rapidement, le sergent commandant sa demi-section est blessé devant lui ; celui qui le suit est tué d’une balle dans la tête. Quant à lui, « une balle traverse la poche de ma capote et épargne la lettre de ma chère fiancée que j'avais oubliée d'expédier ». « Pour moi je l'échappe encore belle » note-t-il. Plus tard,

« Il faut de nouveau se mettre en avant mais cette fois par un boyau qui fait face aux mitrailleuses. Nous avons toujours de l'eau jusqu'au ventre et nous sommes pris en enfilade par les fusils, mitrailleuses et canons. Notre lieutenant voit l’impossibilité d'avancer car les fusils étant plein de vase nous ne pouvons les faire fonctionner ni ne pouvons mettre baïonnette au canon, d'ailleurs trente sur cinquante dont se compose la section, sont déjà hors de combat, et d'autres ont les pieds gelés. Après avoir séjourné deux heures dans cet endroit, le lieutenant envoie prévenir le capitaine qu'il ne peut plus se porter en avant, car ma section est décimée. Une heure après, le peu d'hommes qui restent reçoit l'ordre de se replier [...].
Pour ne pas passer sur les cadavres qui encombrent le boyau je veux faire 2 ou 3 pas en terrain découvert. Une balle traverse la poche de ma capote et épargne la lettre de ma chère fiancée que j'avais oublié d'expédier. Il nous faut rester, dans la petite tranchée que nous avons d'abord occupée jusqu'à la tombée de la nuit et ayant toujours de l'eau jusqu'au ventre [...].
Enfin à 6 heures nous retournons. »

« Triste journée dont je garde un souvenir irréductible » conclut Richomme, sans doute marqué à la fois par l’ampleur des pertes – « dans mon escouade nous restons à cinq sur 16 que nous étions ce matin » indique-t-il –, par l’incapacité à aller chercher les corps de camarades tombés entre les lignes pour leur offrir une sépulture digne de ce nom, mais aussi par les conditions dans lesquelles certains meurent, tout près de lui. Ainsi, le fusilier qui le suivait dans le boyau au moment de l’assaut, touché à la tête, s’est effondré dans la tranchée dès les premiers moments de l’attaque. Et Richomme d’expliquer :

« Nous ne pouvons le retirer sans nous exposer nous-mêmes à recevoir des balles car au moment où je retirais le sac du sergent une balle explosive pénètre dans ma couverture. Ce camarade nous sert de plancher. Avec la quantité d'eau qui existe, aucune trace n’apparaît plus et ceux qui passent les derniers ne savent pas qu'ils marchent sur leurs frères d'armes . »

La scène n’est pas isolée. En fin de journée, si les fusiliers de la 9e compagnie ont pu regagner leur tranchée de départ, ils n’ont pu prendre en charge ceux des leurs qui ont été plus ou moins grièvement touchés :

« Beaucoup de blessés ne pouvant avoir de soins meurent, et leurs cadavres n'apparaissent plus dans cette eau boueuse. Jusqu'à la nuit ce ne sont plus que cris et gémissements. Des pauvres blessés dont la tête seule émerge, supplient leurs camarades de leurs porter secours, et ils se noyent sous  notre regard, impuissants à aller les secourir. Un de mon escouade voit son pauvre frère rendre le dernier soupir à ses pieds en criant : Adieu Paul ! Je meurs. »

« Il y a eu de la casse, beaucoup de casse » : des pertes sensibles... devenues insupportables

« Il y a eu de la casse, beaucoup de casse, surtout parmi les officiers », écrit le 18 décembre l’enseigne de vaisseau Boissat-Mazerat : « sur 12 [officiers] que nous étions au bataillon, 5 ont été tués, 2 blessés grièvement, 2 plus légèrement, 3 sont indemnes, et je me compte parmi eux, n’ayant eu qu’un vague séton du bras, avec trou d’entrée et trou de sortie parfaitement propres ». Le commandant Geynet, le lieutenant de vaisseau Benoît, l’enseigne Pion, les officiers des équipages Souben et Séveno sont morts ou portés disparus ; les lieutenants de vaisseau Bonnelli et de Malherbe, l’enseigne Bioche sont grièvement blessés ; quant au lieutenant de vaisseau Pitous et à l’enseigne Viaud, ils ne sont blessés que plus légèrement. Encore cela ne concerne-t-il que le 1er bataillon du 1er RFM qui est d’ailleurs dissous par l’amiral Ronarc’h : ses effectifs, qui ne sont plus suffisamment importants pour constituer un bataillon, sont répartis dans les deux autres bataillons du régiment.

Car, pour être moins importantes, les pertes au 3e bataillon du 2e RFM n’en sont pas moins sensibles elles aussi. Selon le capitaine Marchand, la 10e compagnie – la première engagée, en remplacement des cyclistes de la 7e DC – a perdu 64 hommes, la 12e une vingtaine, la 9e sept morts et dix blessés. L’amiral Ronarc’h avance le chiffre de 165 morts et 141 blessés, dont une quinzaine d’officiers9. Dans son carnet, Lucien Richomme évoque des pertes plus importantes encore : « le [3e] bataillon [du 2e RFM] a 200 blessés et une centaine de morts sans compter les 250 blessés et 120 morts du 1er bataillon » du 1er RFM. Au total, les pertes de la brigade pour cette seule journée sont sans doute de l’ordre de 400 morts, blessés et disparus, sans doute de l’ordre de 10 % de ses effectifs à cette date, alors que seuls deux des six bataillons ont été engagés10.

Ce qui choque surtout les fusiliers marins, c’est la disproportion entre ces pertes et les résultats obtenus sur le terrain. Tout ceci « pour prendre deux mitrailleuses et une cinquantaine de prisonniers » note Richomme qui considère que « l'offensive a été mal dirigée ou plutôt ce sont les canons qui n'ont pas eu un tir précis ». L’amiral Ronarc’h lui-même regrette que ces combats aient certes permis d’occuper « un nouveau front oblique qui, partant de Steenstrate vers l’est, rejoint la gauche du 20e corps à 300 m environ du canal », mais, précise-t-il, un « nouveau front » qui lui « paraît détestable : il se situe « sur un terrain découvert dans lequel nous trouvons l’eau à 40 cm de profondeur » et où il est donc impossible de creuser tranchées et abris dignes de ce nom11.

La tranchée conquise le 17 décembre 1914. Collection particulière.

Le plus virulent est sans doute le capitaine Marchand, commandant la 9e compagnie du 2e RFM, celle de Lucien Richomme. L’officier conclut de l’affaire que la

« conception de la guerre [des Français] a été faussée par de nombreuses générations de peintres, de poètes et de rhéteurs. Nous nous imaginons que la guerre consiste à se faire tuer. C’est une grave erreur. Mourir en beauté n’est pas le but et rarement le moyen [...]. Des soldats qui se font tuer comme Geynet ou comme ce saint-cyrien qui s’est mis en gants blancs pour mieux se désigner aux balles allemandes, il en faut pour l’exemple, pour la gloire, pour maintenir le renom de la furie française. Mais si tous faisaient de même ? Ce serait splendide, cependant... ce n’est pas ainsi que nous passerons le Rhin. »12    

Et le 22 décembre, au soir d’une nouvelle attaque dans ce même secteur de Steenstraete, menée cette fois par le 2e bataillon du 1er RFM qui perd ses trois commandants de compagnie et une centaine d’hommes supplémentaires dans un assaut tout aussi vain – Marchand parle même de « 2 ou 300 hommes à terre »... –, l’officier de carrière s’emporte : « ce n’est plus la guerre, c’est l’abattoir, ou le suicide ».

Dépité, il se saisit de sa plume pour écrire au chef de cabinet du ministre de la Marine pour décrire « la fatigue, la maladie, les fusils pleins de vase, les jours et les nuits passés debout sous la pluie et les pieds dans l’eau, l’abattoir de Steenstraete, les hommes à bout de force »13...

Carte postale. Collection particulière.

Qui, aujourd’hui, se souvient de Steenstraete ? Bien peu de monde sans doute, à l’exception de quelques historiens ou amateurs de l’histoire de la Grande Guerre. Si Charles Le Goffic a bien consacré à cet épisode l’un de ses trois ouvrages de guerre consacrés aux fusiliers marins – Steenstraete. Un deuxième chapitre de l’histoire des fusiliers marins (10 novembre 1914-20 janvier 1915), Paris, Plon, 1917 –, l’épisode a été largement chassé de la mémoire collective.

De manière significative, alors que Dixmude, le premier livre de Le Goffic, n’avait pas subi la moindre intervention de la part d’Anastasie, de nombreux passages de Steenstraete ont été censurés. Quant à lui, Georges Le Bail, député du Finistère, l’autre grand auteur qui, durant la guerre, s’intéresse aux fusiliers marins avec l’appui du ministère de la Marine, il ne souffle mot de ces combats sanglants de décembre 191414...

Yann LAGADEC

 

 

1 Sur Dixmude, voir la réédition de à LE GOFFIC, Charles, Bourguignottes et pompons rouges suivi de Dixmude. Un chapitre de l’histoire des fusiliers marins (7 octobre-10 novembre 1914), Pabu, A l’Ombre des mots, 2018.

2 LE GOFFIC, Charles, Steenstraete. Un deuxième chapitre de l’histoire des fusiliers marins (10 novembre 1914-20 janvier 1915), Paris, Plon, 1917, p. 136-137.

3 Ibid., p.128-129.

4 LAGADEC, Yann, Un fusilier marin breton à Dixmude : le carnet de Lucien Richomme (août 1914-février 1915), Pabu, A l’Ombre des mots, 2018, p. 156.

5 LE GOFFIC, Charles, Steenstraete...., op. cit., p.151.

6 Ibid., p. 153.

7 Ibid., p. 143.

8 LAGADEC, Yann, Un fusilier marin breton à Dixmude..., op. cit., p. 163-167.

9 RONARC'H, Pierre amiral, Souvenirs de la guerre, sl, De Schorre, 2016, p. 135 et NEMO capitaine [Marchand, Maurice-René], La guerre avec le sourire. Carnet de route du lieutenant de vaisseau Marchand, de la brigade des fusiliers marins, Paris, Challamel, 1920, p. 238-239.

10 LAGADEC, Yann, Un fusilier marin breton à Dixmude..., op. cit, p. 166-167.

11 RONARC'H, Pierre amiral, Souvenirs de la guerre..., op. cit, p. 135.

12 NEMO capitaine, La guerre avec le sourire..., op. cit., p. 239.

13 Ibid., p. 250.

14 LE BAIL, Georges, La Brigade des Jean Le Gouin. Histoire documentaire et anecdotique des Fusiliers-marins de Dixmude d’après des documents originaux et les récits des combattants, Paris, Librairie académique Perrin et Cie, 1917.