Pour une histoire par le bas des fusiliers marins à Dixmude

Dans la remarquable introduction qu’il donne de la publication, par les éditions A l’Ombre des mots, du carnet de guerre de Lucien Richomme, fusilier-marin qui participe aux célèbres combats de Dixmude à l’automne 1914, Yann Lagadec dit tout l’intérêt de cette source, ce qui ne va a priori pas de soi1. En effet, la bibliographie est particulièrement riche sur le sujet et on pourrait très légitimement se poser la question de l’opportunité d’un énième ouvrage sur ce célèbre épisode de la Course à la mer (p. 9). Ce serait à nos yeux commettre là une grave erreur de jugement.

Carte postale. Collection particulière.

Le premier argument à avancer à l’appui de cette publication réside précisément en ce voile de mémoire qui enlace les fusiliers marins à Dixmude. Loin de la geste héroïque d’un Charles Le Goffic, où même de textes plus récents qui, eux aussi, peinent à rompre avec cette tradition hagiographique (p. 13), ces marins envoyés combattre sur terre dans les plaines bientôt submergées des Flandres font depuis quelques années l’objet d’une solide réévaluation historiographique, mouvement initié notamment par l’historien brestois J-C Fichou. Après avoir montré l’impréparation de ces pompons rouges, cet auteur interroge, dans un bel article publié chez Skol Vreizh, la dimension bretonne de la bataille, et souligne à ce propos l’ampleur de la distorsion opérée par le souvenir2. Le livre que publie Yann Lagadec s’inscrit dans cette même veine et participe assurément du vaste renouvellement des connaissances qui s’opère autour de cet épisode de la Première Guerre mondiale.

En second lieu, il importe de rappeler que si les témoignages relatifs aux combats que livrent à Dixmude les fusiliers marins ne sont pas rares, ceux-ci souffrent bien souvent d’un biais social qu’il convient de ne pas négliger (p. 16-18). A l’instar par exemple des célèbres mémoires de l’amiral Ronarc’h, c’est le plus souvent une histoire d’en haut, une vision d’officiers que portent les sources sur lesquelles peut aujourd’hui s’appuyer l’historien. Bien entendu, ces points de vue sont extrêmement intéressants mais dans la mesure où la variation des focales et le croisement des sources est chose essentielle pour permettre le renouvellement des connaissances, on mesure tout l’intérêt qu’il y a à publier les carnets de Lucien Richomme, simple matelot de la 9e compagnie du 2e régiment de fusiliers marins originaire de Plouha, dans les Côtes-du-Nord (p. 23).

Enfin, il faut souligner l’importance et la qualité du travail mené par Yann Lagadec à l’occasion de la publication de cette archive. Une telle démarche ne s’improvise en effet pas et on a vu du matériau rendu inutilisable du fait d’une méthodologie défaillante. Tel n’est évidemment pas le cas ici et on retrouve ici le savoir-faire déployé à l’occasion de la publication des carnets de Charles Oberthür3 : tous les noms mentionnés renvoient à une biographie référencée, le propos est systématiquement contextualisé (p. 87 par exemple) et confronté à d’autres archives (p. 36 par exemple)… bref, un véritable travail d’historien, loin des légendes et récits d’épopées que l’on colporte encore trop souvent.

Carte postale. Collection particulière.

Or on ne dira jamais combien cette exigence historienne est chose essentielle, indispensable. En effet, l’histoire des fusiliers marins à Dixmude est porteuse de profondes interrogations sur la manière dont la France anticipe la guerre à venir puis entre dans le conflit. En effet, la comparaison avec un régiment infanterie d’active, unité composée d’hommes ayant au moins un an de service militaire au compteur, est éminemment instructive. Là où une unité comme le 47e RI de Saint-Malo, par exemple, se fait littéralement écharper à Charleroi, puis à Guise et en octobre 1914 lors de la Course à la mer, les fusiliers marins, eux, résistent et remplissent la mission qu’on leur assigne4. Certes, celle-ci est défensive, et non offensive, ce qui change considérablement la donne. De même, on n’oubliera pas de mentionner les taux de pertes très importants que déplorent les pompons rouges (3590 individus hors de combat, soit 58% des effectifs de départ, p. 49). Pour autant, il y a un résultat opérationnel qui n’est pas sans questionner, au final, l’efficacité de l’instruction dispensée dans les casernes de la Belle époque. Inutile de dire donc que les éditions A l’ombre des mots et Yann Lagadec publient à nouveau, avec ces carnets de Lucien Richomme, un ouvrage essentiel pour qui s’intéresse à la Bretagne, aux Bretons et à la Grande Guerre de manière plus générale.

Erwan LE GALL

LAGADEC, Yann, Un fusilier marin breton à Dixmude : le carnet de Lucien Richomme Août 1914-février 1915, Pabu, A l’Ombre des mots, 2018.

 

 

 

 

 

1 LAGADEC, Yann, Un fusilier marin breton à Dixmude : le carnet de Lucien Richomme Août 1914-février 1915, Pabu, A l’Ombre des mots, 2018. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 FICHOU, Jean-Christophe, « Les Pompons rouges à Dixmude : l’envers d’une légende », Guerres mondiales et conflits contemporains, n°240, 2010, p. 6-21 et « La bataille de Dixmude (octobre-novembre-décembre 1914) : une bataille bretonne ? », in LE PAGE, Dominique (dir.), 11 batailles qui ont fait la Bretagne, Morlaix, Skol Vreizh, 2015, p. 264-299.

3 OBERTHÜR, Charles (édition présentée et préparée par CORBE, Bernard et LAGADEC, Yann), Lettres de guerre (1914-1918), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.

4 Sur cette question on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Une entrée en guerre. Le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo au combat (août 1914 – juillet 1915), Talmont-Saint-Hilaire, éditions CODEX, 2014 et LAGADEC, Yann et LE GALL, Erwan, « Les fusiliers marins face à la légende de la bataille de Dixmude », in EVANNO, Yves-Marie et LAGADEC, Yann (dir.), Les Morbihannais à l’épreuve de la Grande Guerre (1914- 1920), Vannes, Département du Morbihan / Université tous âges de Vannes et sa région, 2017, p. 27- 50.