Qui est l’auteur d’un témoignage combattant ? Michel Lec’hvien et War hent ar gêr

Depuis la découverte puis la publication par Rémy Cazals des fameux carnets du tonnelier Louis Barthas, l’édition de témoignages de combattants de la Grande Guerre est devenue un véritable genre littéraire, et commercial, à part entière, reprenant d’ailleurs une veine initiée pendant le conflit mais éteinte rapidement après l’entrée en paix. La Bretagne n’échappe pas à cette dynamique et on ne compte plus les sorties ces dernières années, des carnets du remarquable Loeiz Herrieu aux écrits tous récents du fantassin Milec, de Pont-Aven. Toutes les armes sont représentées, même le génie par l’intermédiaire de la correspondance d’Eugène Lasbleis, originaire pour sa part de Lamballe. Mais tous ces écrits du for privé ne sont pas édités avec la même rigueur et si on a salué avec force l’impressionnant travail réalisé par B. Corbé et Y. Lagadec à propos de la correspondance de Charles Oberthür, on a pu se montrer parfois perplexe à propos des lettres de l’abbé de Jean-Marie Conseil éditées par N. Blanchard. Il faut le dire avec force : éditer ces sources ne s’improvise pas et c’est donc avec satisfaction que nous avons appris que c’est finalement sous l’égide de Y. Lagadec et H. Le Goff que seraient publiés, aux Editions à l’ombre des mots,  les souvenirs de captivité et d’évasion de Michel Lec’hvien, agriculteur de Ploubazlanec mobilisé dès août 19141.

Ploubazlanec: les racines de la famille Lec'hvien. Carte postale. Collection particulière.

Le nom de Lec’hvien n’est en effet pas sans résonances. Michel est le frère de Pierre-Marie Lec’hvien, prêtre mobilisé au 47e RI où il est notamment aumônier. Figure du Bleun-Brug et proche de Jean-Marie Perrot, il est liquidé par la Résistance en août 1944 et devient dès lors l’objet d’une mémoire très particulière de la Seconde Guerre mondiale, sorte de martyr chrétien et breton – l’un étant de toute manière difficilement dissociable de l’autre dans ce type discours – abattu par l’hydre rouge. On comprend dès lors pourquoi un tel témoignage doit être absolument placé entre des mains expertes.

Le risque de contre-sens est d’autant plus fort que le récit de Michel Lech’vien est en réalité triple. Le premier est composé par l’auteur dans les années 1920, dans une optique assez strictement familiale (p. 16). Une seconde version est consignée 50 ans plus tard, au seuil de la vie du témoin et cette fois-ci en Français (p. 17). Enfin, une troisième transposition des souvenirs de Michel Lec’hvien existe, la traduction en français de l’édition originale assurée par son neveu, Joseph. Ce sont ces trois textes que regroupe le volume publié par les éditions A l’ombre des mots, le tout étant accompagné d’utiles mises en perspective d’H. Le Goff et Y. Lagadec.

Plus que sur ce que disent les trois versions du témoignage de Michel Lec’hvien, c’est bien sur leur contextualisation que nous souhaiterions insister ici car c’est, assurément, ce qui témoigne de la grande qualité du travail éditorial entrepris avec cet ouvrage. L’honnêteté et la rigueur intellectuelle sont ici non seulement la base de la démarche mais à la source de stimulants prolongements qui, assurément, érigent ce War hent ar gêr en volume indispensable. Ainsi, H. Le Goff n’hésite pas à confier au lecteur dès le début du livre ses doutes à propos du véritable auteur du texte original, publié en 1928 dans la revue Breiz : en effet, derrière Michel pourrait se cacher Pierre-Marie… (p. 18-24).

Prisonniers en Allemagne pendant la Première Guerre mondiale. Carte postale. Collection particulière.

Cette interrogation est d’autant plus essentielle qu’elle renvoie à la finalité de ce texte « publié dans sa version bretonne, à destination d’un jeune lectorat, dans le but de promouvoir largement l’idée d’un syncrétisme franco-breton fortement teinté d’esprit catéchique » (p. 11). En d’autres termes, la mémoire étant l’outil politique du temps présent, ce témoignage est indissociable des intentions qui fondent la prise de plume, dimension qui bien évidemment invite au plus grand recul. Celui-ci apparaît dans ce cadre d’autant plus nécessaire que Y. Lagadec montre que le récit de l’évasion de Michel Lec’hvien n’est, au final, malgré son caractère extraordinaire, pas vraiment original. La structure du discours de War hent ar gêr se révèle en effet par bien des égards semblable à celle, par exemple, d’Etienne Gautho, fantassin du 47e RI lui aussi évadé d’Allemagne (p. 161 et suivantes). Et c’est là tout le mérite de ce volume que de rappeler, loin du diktat du devoir de mémoire, que le témoignage - combattant ou non du reste – est une source coproduite, par les conventions d’écriture, les discours dominants et les représentations mentales alors en cours.

Erwan LE GALL

 

 

1 LAGADEC, Yann et LE GOFF, Hervé, War hent ar gêr : sur la route de la maison. La Grande Guerre banale et exceptionnelle de Michel Lec’hvien, Pabu, A l’ombre des mots, 2017. Afin de ne pas surcharger l’appareil critique, les références à ce volume seront simplement indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.