Entre civil et militaire : la Grande Guerre écrite par Milec

Genre éditorial à part entière, la littérature combattante constitue une source des plus précieuses pour l’historien.ne de la Première Guerre mondiale. On ne peut donc que se féliciter de voir les éditions Vagamundo s’engouffrer dans le sillage des célèbres carnets du tonnelier Louis Barthas et proposer à la sagacité du plus large public la plume d’Emile Madec, dit Milec, caporal-infirmier au 19e RI de Brest. Solidement introduit par l’historien Nicolas Beaupré, ce beau volume au papier délicatement glacé propose les carnets de ce soldat jusqu’à sa mort le 7 mai  1917 sur le Chemin des Dames, ainsi que quelques fragments de la correspondance échangée avec Jeanne, sa marraine de guerre1.

Milec est originaire de Pont-Aven. Carte postale. Collection particulière.

Cette dualité est d’ailleurs l’un des premiers intérêts de ce riche livre. Carnets – qui sont comme un dialogue avec soi-même (p. 32) – et lettres disent d’autant moins la même chose que Milec noue rapidement une relation amoureuse, à sens unique, avec sa marraine. Les lettres se révèlent alors comme co-produites par la sphère civile, l’intention de l’écrivain combattant étant de conquérir le cœur de l’aimée et, pour ce faire, de se conformer aux attentes implicitement attendues par l’arrière. C’est dès lors un poilu assez ambigu qui se dévoile, n’hésitant pas à user de la culture victimaire auprès de sa marraine mais évoquant à de nombreuses reprises dans ses carnets ses suspicions quant à certaines blessures à la main gauche de ses compagnons d’armes (p. 64 et 98 notamment).

Pour autant, on aurait sans doute tort de conférer de facto une plus grande authenticité, une plus grande fiabilité historique, aux carnets tant, eux-aussi, à l’occasion, semblent coproduits par la sphère civile. Caporal infirmier, Milec occupe une position relativement en retrait sur le champ de bataille, ce qui ne signifie pour autant pas qu’il n’est pas exposé au danger. Néanmoins, on se surprend à lire sous sa plume en septembre 1914 des descriptions de combats « à coups de crosse dans les tranchées » (p. 59), propos qui assurément fait plus écho à l’anticipation erronée et déréalisée de la guerre à venir qu’au warfare qui s’exprime à l’été 19142. De la même manière, on peut sans doute interroger l’élan « parfait » et les progrès « rapides » de l’infanterie (p. 151) qu’on peut découvrir sous sa plume à propos de l’offensive du 25 septembre 1915 lorsqu’on sait que la doctrine de densification du front promue par Pétain contribue au contraire à créer de mortels goulets d’étranglement au niveau des parallèles de départ3. Preuve de cette distance avec la réalité des combats, cette surprenante confession datée du 15 novembre 1915 alors qu’il est mobilisé et au front depuis les premiers jours d’août 1914 : « Maintenant de plus en plus, je m’aperçois que nous sommes en guerre » (p. 167).

Dès lors, les carnets se font plus sombres (p. 172, 193…), mais pas moins passionnants, et on mesure tout le spleen du poilu de retour de permission, parenthèse dans l’expérience combattante qui, et la chose est suffisamment rare pour être notée, n’interrompt par l’écriture de Milec (p. 127-129 et 227-230). Comme de nombreux combattants, il est obsédé par le rythme des permissions, porte vers le foyer qui ne s’ouvre que trop rarement (p. 296). S’estimant injustement lésé, Emile Madec ne s’en laisse d’ailleurs pas compter et en véritable citoyen mobilisé qu’il est [« j’en veux de plus en plus à cette devise mal appliquée qui est celle de la France et traduite par égalité. liberté. fraternité » (p. 305-306)], il n’hésite pas « à écrire au Bulletin des armées au sujet des permissions », ainsi qu’à son député (p. 320), se déclarant alors « terrassé par le cafard » (p. 301). Certes, de telles démarches ne sont pas rares mais ce qui l’est en revanche beaucoup plus est que Milec n’hésite pas à solliciter des sociabilités d’avant-guerre, donc civiles, pour régler ce problème militaire, en l’occurrence le barde du 41e RI Théodore Botrel, ami de longue date de la famille (p. 305, 308).

Botrel, barde aux armées. Détail de la première page du Miroir du 7 mars 1915. Collection particulière.

Il n’est d’ailleurs pas étonnant que les deux soient liés tant la « bretonnité » est omniprésente dans ce témoignage, ce qui la encore le place au croisement du civil et du militaire. Milec mange en effet du « Cuign » (p. 97), des « crêpes de froment et du beurre », du « gâteau Breton » (p. 146) ou encore des huitres (p. 186). Mais il est vrai que le 19e RI est une unité qui insiste particulièrement sur la fibre régionale, sans doute plus qu’un régiment comme le 47e RI, et que c’est par exemple armée de binious que la musique de l’unité interprète des chants traditionnels (p. 102, 112, 158, 159…)4. Autant de dimensions qui invitent à réinterroger les sources sous l’angle d’un espace de coproduction sociale, gigantesque chantier dans lequel, gageons-le, Emile Madec tiendra une place incontournable.

Erwan LE GALL

 

LE PAUTREMAT, Soizick, Milec le soldat méconnu. Journal de voyage d’Emile Madec (1891-1917 caporal infirmier au 19e RI de Brest, Pont-Aven, 2017.

 

 

 

 

 

1 LE PAUTREMAT, Soizick, Milec le soldat méconnu. Journal de voyage d’Emile Madec (1891-1917 caporal infirmier au 19e RI de Brest, Pont-Aven, 2017. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 Sur la question on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Une entrée en guerre. Le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo au combat (août 1914 – juillet 1915), Talmont-Saint-Hilaire, éditions CODEX, 2014 et, plus récent, COCHET, François et SAUVAGE, Jean-Christophe (dir.), 1914. La Guerre avant la guerre. Regards sur un conflit à venir, Paris, Riveneuve, 2015.

3 Pour une mise en perspective on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Autour de l’offensive du 25 septembre 1915. En tranchées avec le 47e régiment d’infanterie », En Envor, Revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°6, été 2015, en ligne.

4 Sur cette question on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Saint-Malo, la Bretagne, la France : des multiples inscriptions territoriales du 47e régiment d’infanterie », in BOURLET, Michaël, LAGADEC, Yann et LE GALL, Erwan (Dir.), Petites patries dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 63-79.