L’occupation de la Rhénanie à travers les Carnets d’Allemagne de Joseph De Lagarde, publiés par son petit-fils

Nous avions regretté lors de la publication des passionnants carnets d’Eugène Lasbleis que ne soient pas portées à la connaissance des lecteurs les lettres qu’adresse à sa famille ce jeune sapeur de Lamballe entre le 24 novembre 1918 et le 14 septembre 1919. On ne peut donc que se féliciter de voir François de Lagarde publier les « carnets d’Allemagne » de son grand-père, Joseph de Lagarde, en un volume d’une agréable facture, à la mise en page soignée et accordant une large part à une iconographie recherchée1.

Carte postale. Collection particulière.

Cette publication nous semble d’autant plus importante que cette période intermédiaire entre la guerre et le retour à la paix est au final peu documentée, si l’on excepte la remarquable étude de Bruno Cabanes sur la sortie de guerre des soldats français, volume désormais classique et qui accorde d’ailleurs une large place aux régiments de l’Ouest2. Cette situation est d’autant plus regrettable que de nombreux régiments bretons participent à l’occupation de l’Alsace après l’Armistice, le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo étant même souvent considéré comme la première unité française à entrer dans Strasbourg libérée. Pouvoir bénéficier des carnets d’un officier participant à l’occupation de la Rhénanie est donc d’autant plus intéressant que l’historiographie, non contente de s’être finalement peu penchée sur le sujet, a souvent tendance à considérer cette question du point de vue de l’émergence de groupes-francs nationalistes allemands, comme aspirée par le pouvoir téléologique du nazisme et de la Seconde Guerre mondiale. L’histoire par le bas de cette occupation reste elle, pour une large part, à écrire.

Malheureusement, ce volume ne pourra que faiblement y contribuer tant François de Lagarde dévoile avec parcimonie ses archives. En effet, à force de trop vouloir contextualiser la source, il ne fait que tronquer le propos et le rendre difficilement utilisable pour les chercheurs. Certes, certains passages sont particulièrement intéressants, comme ces lignes décrivant le retour de France de prisonniers allemands (p. 88), l'exercice de la justice en territoire occupé (p. 74 et suivantes) ou encore ces pages sur la notabilité entre officiers d’occupation (p. 111-117). De même, le regard de Joseph de Lagarde sur la Belgique, divisée entre Flamingants et Wallons (p. 42), est instructif.

Mais en définitive les choix opérés par François De Lagarde se révèlent problématiques, quand ils ne témoignent pas d’une connaissance insuffisante de la période. Passons sur les erreurs d’interprétation quant à la composition du corps des officiers lors de la Première Guerre mondiale (p. 25)3 ou encore sur « l’ensauvagement » supposé de Joseph de Lagarde (p. 22-23), terme qui nous semble par bien des égards excessif. De la même manière, on pourra discuter ses propos lorsqu’il érige son aïeul en héritier des « réflexes haineux acquis dans la France nationaliste et revancharde de la Belle époque » puisque dans son étude sur l’aristocratie dans la Grande Guerre B. Goujon montre que le conflit est pour ce groupe social un moment de ruptures de relations transnationales, y compris avec l’Allemagne4. Mais le plus grave problème qu’induisent les choix de l’auteur est qu’au final on ne sait plus s’ils sont le fait du petit-fils ou du grand-père. La question est particulièrement sensible lorsque l’ouvrage évoque la « Honte noire » et la question des troupes coloniales pendant l’occupation de la Rhénanie (p. 60) : est-ce réellement un élément qui ressort des carnets de Joseph de Lagarde ou ce choix est-il le reflet de François de Lagarde, professeur d’histoire-géographie à Chartres, chef-lieu du département d’Eure-et-Loir où l’on sait la mémoire du Premier combat de Jean Moulin, et par conséquent des massacres perpétrés à l’encontre du 26e régiment de tirailleurs sénégalais, particulièrement vivace ?

Cologne, une ville scandaleusement prospère aux yeux de Joseph De Lagarde. Carte postale, collection particulière.

En réalité, tout se passe comme si François de Lagarde avait, avant même que ne soit publié cet ouvrage, regretté d’avoir sorti des placards familiaux ce vénérable trésor, comme si se ravisant il ne souhaitait pas soumettre au regard public ces archives familiales. De telles prévention peuvent bien entendu se comprendre et ne font à cet égard que souligner l’immense succès que fut la Grande collecte. Mais il n’en demeure pas moins qu’en refermant cet ouvrage le lecteur est terriblement frustré. Non seulement nous aurions souhaité lire in extenso ces carnets d’Allemagne mais quasiment rien ne nous est montré des écrits précédents de François de Lagarde, à savoir onze carnets de guerre (p. 9) qui exposent notamment les états d’âme d’un officier confronté aux rigueurs du Code de justice militaire (p. 144-146). En espérant que ces archives puissent un jour être soumises, sans filtre, à la sagacité des historiens.

Erwan LE GALL

 

1 DE LAGARDE, François, Carnets d’Allemagne, 1919-1920. L’occupation de la Rhénanie vécue par un officier français, Virieu, Entre-Temps éditions, 2016. Afin de ne pas surcharger l’appareil critique, les références à ce volume seront simplement indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 CABANES, Bruno, La Victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français, 1918-1920, Paris, Seuil, 2004.

3 On se permettra de renvoyer ici à LE GALL, Erwan, Une entrée en guerre. Le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo au combat (août 1914 – juillet 1915), Talmont-Saint-Hilaire, éditions CODEX, 2014, p. 30-36 ainsi qu’au Dictionnaire biographique des officiers du 47e régiment d’infanterie publié en ligne qui apporte un franc démenti à cette légende tenace.

4 GOUJON, Bertrand, Du Sang bleu dans les tranchées. Expériences militaires de nobles français durant la Grande Guerre, Paris, Vendémiaire, 2015, p. 35.