Un sapeur lamballais

 

 

Les éditions EDHISTO confirment leur expertise en matière de publication d’archives privées de la Grande Guerre. Après un magnifique dictionnaire des 500 témoins et les monumentaux carnets de Gaston Mourlot1, c’est au tour de la correspondance d’un jeune sapeur originaire de Lamballe, Eugène Lasbleis, d’être livrée à la sagacité du public2. Précisons d’ailleurs que celle-ci ne nous est pas totalement inconnue puisque Thierry Hardier avait publié en 2013 dans le bulletin de la Société des amis de Lamballe et du Penthièvre un intéressant article sur la guerre de ce poilu breton et avait, l’année suivante, communiqué à ce propos lors du colloque La Grande Guerre des Bretons. Vécus(s), Expérience(s), Mémoire(s), 1914-2014, manifestation dont les actes sont en cours de publication.

Un témoignage original

Une telle activité éditoriale avant même que soit disponible cette correspondance aurait pu éventer la découverte de cette source et en rendre la lecture mois savoureuse. Il n’en est rien tant ces archives sont, par bien des égards, originales.

Carte postale. Collection particulière.

Né le 11 avril 1896 à Lamballe, dans les Côtes-du-Nord, non loin de Saint-Brieuc, Eugène, Pierre, Florentin Lasbleis est répertorié lors de son passage devant le Conseil de révision comme « dessinateur » – mention ultérieurement rayée au profit de celle « d’adjoint technique Ponts et Chaussée ». Ce détail place, dans une certaine mesure, l’expérience combattante de cet individu dans le prolongement de sa pratique d’avant-guerre puisqu’Eugène Lasbleis est incorporé le 13 avril 1915 au 6e génie, unité qu’il ne quitte qu’en mars 1917 pour le 8e régiment du génie (p. 189)3. Faut-il y voir une certaine forme de rationalité dans le recrutement ? Il serait hasardeux de l’affirmer à partir d’un cas unique mais une telle question rappelle – encore une fois – tout l’intérêt qu’il y a à étudier l’armée française de la Première Guerre mondiale dans une optique monographique et, de sucroît, en ne se focalisant pas que sur la seule infanterie.

Car c’est un fait, arme essentielle de la guerre de positions, le génie n’en demeure pas moins un immense angle-mort historiographique. Cette situation est d’autant plus regrettable que la correspondance d’Eugène Lasbleis dit bien combien l’esprit de ce corps est spécifique. Cet ainsi par exemple qu’un nombre important de lettres adressées par le jeune Lamballais à sa famille se concluent d’une manière particulièrement évocatrice : « Votre sapeur qui vous embrasse ». Il est un soldat du génie et non un fantassin et ne supporte pas l’idée d’être doté d’un casque Adrian orné de « l’écusson de l’infanterie » : « Est-ce possible de donner ça à des sapeurs qui ont UN AN de service depuis hier soir (et qui ne sont pas plus fiers pour ça). Vous ne pouvez pas savoir ce que ça nous fait d’avoir la grenade sur le casque au lieu de la cuirasse du Génie. » (p. 76-77). Et d’ajouter trois jours plus tard : « Nous autres sapeurs nous nous sentons froissés » (p. 78).

Cette culture d’arme suppose une certaine prééminence par rapport aux autres même si cette correspondance ne permet pas de savoir si cela est lié à sa dimension « savante », à l’instar de l’artillerie, du génie. Mais il semble visiblement normal à Eugène Lasbleis de reléguer les fantassins du 14e régiment d’infanterie au rang de « domestiques » (le mot est souligné par lui dans sa lettre du 10 août 1916) puisque « les sapeurs ne font que le meilleur du boulot » (p. 113). Mais cet esprit de corps est d’autant plus souple qu’il ne parait pas exclusif. Ainsi, devenu télégraphiste en 1917, Eugène Lasbleis semble voir dans cette nouvelle fonction un autre motif de fierté : « Nous autres télégraphistes nous craignons peu de choses » proclame-t-il gaillardement à ses parents (p. 199). C’est bien cette nouvelle identité combattante, qui ne s’oppose nullement à celle de sapeur mais au contraire s’y imbrique, qui explique sa colère à la suite d’une marche effectuée sac-au-dos en arrière front du Chemin des Dames (p. 202):

« Comme il y avait pénurie de transports, il a fallu porter Azor !4 Ce n’est pas la distance qu’il y avait à faire, mais voilà ! Ce n’était pas dans mon plan de reprendre mon armoire à glace sur le dos…. C’est humilier les sapeurs télégraphistes, parce que vous devez savoir que je ne regarde plus le paysan depuis que je suis au 8e. »

Groupe d'officiers du génie, avril 1917. BDIC: VAL 166/012.

Autre signe d’une indéniable culture d’arme intériorisée par Eugène Lasbleis l’emploi de maximes et devises reflétant un certain orgueil lié au corps d’appartenance. Ainsi, si le froid de l’hiver 1916 est particulièrement mordant, il précise à ses parents de ne pas s’inquiéter car « les sapeurs sont solides et n’ont peur de rien » (p. 53). A contrario, si les chaleurs du printemps 1916 sont particulièrement difficiles à supporter, c’est « qu’un sapeur a toujours la gorge en pente » (p. 80), manière classique d’affirmer sa virilité par le biais de la consommation d’alcool5. Ouvrons d’ailleurs une parenthèse à ce propos en soulignant que non seulement Eugène Lasbleis est un des rares poilus bretons à évoquer explicitement dans ses écrits privés la consommation de bière (p. 47, 48, 232) mais que, de surcroît, il parait boire tant de la blonde que de la brune (p. 52 et 55).

Une culture non exempte de critiques

Pour autant, il convient de ne pas se méprendre sur la portée de cette culture d’arme. Bien que visiblement solidement ancrée chez un sujet comme Eugène Lasbleis, elle ne l’empêche pas d’émettre à l’instar de n’importe quel poilu des critiques à l’endroit de l’institution. Ainsi, comme pour tout conscrit/mobilisé, l’Armée est avant tout perçue comme un environnement irrationnel dont il est vain de tenter de percer les secrets : « Enfin, ne cherchons pas à comprendre, c’est le régiment » (p. 63). Ou encore, en juillet 1914 : « Ne cherchez pas à comprendre, c’est du militaire » (p. 243).

De la même manière, cette profonde intériorisation de la culture du corps n’empêche pas la mise en œuvre de stratégies d’évitement pour le plus jeune frère de la classe 1920, l’intention étant de le faire incorporer au génie afin qu’il évite l’infanterie, beaucoup plus dangereuse.

Un pacte épistolaire occultant

Malheureusement, le régime de correspondance qui sous-tend l’écriture d’Eugène Lasbleis montre plus un sapeur dans la guerre que la guerre d’un sapeur et, il faut bien le dire, laisse quelque peu sur sa faim. En effet, comme de nombreux poilus, le jeune Breton écrit avant tout pour rassurer sa famille. Rien d’exceptionnel donc, sauf que la ligne de conduite ne souffre ici d’aucune faille qui laisserait transparaitre les horreurs de la guerre. La situation est telle qu’Eugène Lasbleis en vient à se fâcher avec un de ses camarades, Joseph Jéhan surnommé « Bavetout ». En effet, ce dernier est suspecté de fanfaronner au près des siens en inventant – ou tout du moins en occultant pas ou pas assez – les dangers du front, ce qui n’est pas sans générer de l’appréhension dans les foyers.

Sur la Meuse, un pont construit par le génie, juin 1917. BDIC: VAL 182/035.

On aurait pour autant tort de croire que la guerre d’Eugène Lasbleis est sans douleurs même si, bien entendu, il aura pu paraître embusqué aux yeux des poilus fréquentant les premières lignes. Peut-être moins exposé au danger, il n’en est pour autant pas moins en proie à l’inquiétude des siens. Celle-ci est d’ailleurs particulièrement prégnante au lendemain de l’échec du Chemin des Dames, au détour d’un simple post-scriptum : « Gare à vous si vous pleurez… Je le saurai ! » (p. 220). Cette phrase dit bien le caractère trompeur de la plume enjouée d’Eugène Lasbleis, écriture qui cache assurément beaucoup de souffrance, de douleur, de chagrin. 

La guerre d’Eugène Lasbleis n’est au final que peu visible au travers sa correspondance et ne sera, de ce point de vue, que peu utile aux historiens du génie. Tout juste peut-on relever certaines activités au fil des lettres, sans pour autant en savoir plus puisqu’elles ne sont pas détaillées : pontage dans l’Oise en avril 1916 (p. 73, 79), pose de défenses accessoires en août 1916 (p. 113), percement « d’abri-cavernes » le mois suivant (p. 125) et en janvier 1917 (p. 176), pose de voies de Decauville en décembre 1916 (p. 161). Enfin, passerelle avec sa vie professionnelle d’avant-guerre, Eugène Lasbleis est à plusieurs reprises employé au dessin de plans de tranchées.

 

Là ne sont que quelques lignes se rapportant à une ou deux thématiques particulièrement frappante dans ce témoignage et qui en aucun cas ne prétendent à l’exhaustivité. Pour cela, il faudrait évoquer le passionnant rapport d’Eugène Lasbleis aux permissions, ses sentiments ambivalents à l’égard des Américains ou encore son lien à sa petite patrie de Lamballe. C’est dire si cette correspondance est d’une rare richesse malgré tout ce qu’elle peut par ailleurs occulter. On regrettera seulement le choix des directeurs de la publication de ne pas inclure dans l’ouvrage les lettres qu’adresse à sa famille ce jeune sapeur de Lamballe entre le 24 novembre 1918 et le 14 septembre 1919.

Erwan LE GALL

 

GUILLAUME, Agnès, HARDIER, Thierry et LASBLEIS, André (dir.), Les lettres de guerre du sergent Eugène Lasbleis (1915-1918), Moyenmoutier, EDHISTO / FSE Eluard, 2015.

 

 

1 CAZALS, Rémy (Dir.), 500 témoins de la Grande Guerre, Moyenmoutier, Editions Midi-Pyrénéennes / EDHISTO, 2013 et JAGIELSKI, Jean-François, LAFON, Alexandre et LLOSA, Marie (texte présenté par), Un ouvrier-artisan en guerre. Les témoignages de Gaston Mourlot 1914-1919, Moyenmoutier, EDHISTO, 2012.

2 GUILLAUME, Agnès, HARDIER, Thierry et LASBLEIS, André (dir.), Les lettres de guerre du sergent Eugène Lasbleis (1915-1918), Moyenmoutier, EDHISTO / FSE Eluard, 2015. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

3 Chose curieuse, ce transfert n’est pas répertorié sur sa fiche matricule. Arch. Dép. CdA : 1 R 1484.1869.

4 Précisons à cette occasion qu’Eugène Lasbleis est un des rares combattants que nous connaissons à employer ce terme, et à de nombreuses reprises, dans sa correspondance.

5 Une pratique qui s’ancre bien avant la Première Guerre mondiale comme le rappelle ROYNETTE, Odile, « Bon pour le service », L’expérience de la caserne en France à la fin du XIXe siècle, Paris, Belin, 2000, p. 286 et suivantes.