A propos des spécificités communes

C’est dans le sillage de la journée de la veille qu’a débuté aux Archives départementales d’Ille-et-Vilaine cette seconde et ultime journée du colloque La Grande Guerre des Bretons. Vécu(s), Expérience(s), Mémoire(s), 1914-2014 grâce à une communication de Samuel Gicquel sur la gestion pastorale en temps de guerre dans le diocèse de Saint-Brieuc. En effet, ce chercheur du CERHIO, que l’on avait pu entendre il y a quelques mois lors d’une très intéressante conférence organisée  à Chelun, a rappelé que l’ouverture progressive des archives permettait un renouvellement en profondeur de la compréhension de l’Eglise en guerre. Celle-ci, pour le diocèse de Saint-Brieuc, se traduit par la mobilisation de 50% des ecclésiastiques, proportion à laquelle il faut rajouter environ 180 séminariste ce qui, au total, place le diocèse de Saint-Brieuc au deuxième rang national derrière Lyon.

Cette deuxième journée du colloque La Grande Guerre des Bretons. Vécu(s), Expérience(s), Mémoire(s), 1914-2014 se tenait aux Archives départementales d'Ille-et-Vilaine. Cliché E. Le Gall.

Or, malgré l’impact réel du conflit sur cette institution, le service paroissial n’est que rarement interrompu. Certes, le fonctionnement de l’Eglise dans ces Côtes-du-Nord change entre 1914 et 1918 – on assiste à certains ajustements pragmatiques qui ne sont d’ailleurs pas sans rappeler les solutions mises en œuvre à la fin du XXe siècle pour contrer la crise des vocations – mais la sortie de guerre témoigne d’un retour à la normale qui se traduit par une hausse spectaculaire en 1919 du nombre des mutations. En définitive, on serait presque tenté d’avancer que l’Eglise est pendant le conflit une administration comme les autres, d’autant plus forcée de faire face aux contraintes de la guerre qu’elle se rallie, non sans parfois quelques remous, à l’Union sacrée, comme la rappelé Bertrand Frelaut à partir de l’exemple de la paroisse Saint-Pierre de Vannes.

Il est d’ailleurs frappant de remarquer qu’à l’autre bord de l’échiquier politique, c’est exactement la même situation qui semble pouvoir être décalquée puisque la correspondance du leader socialiste Augustin Hamon, tenue en partie durant le conflit à partir de Londres, montre que la mobilisation est un choc qui dans un premier temps paralyse d’autant plus la vie militante que le ralliement à l’Union sacrée est la source d’une profonde scission.

Cette question de l’adaptation aux réalités de la guerre fut également au cœur de cette seconde journée du colloque La Grande Guerre des Bretons. Vécu(s), Expérience(s), Mémoire(s), 1914-2014  du fait de l’examen de différents points qui, tous, témoignent d’une grande faculté d’ajustement. Il en est ainsi de l’Arsenal de Rennes dont les effectifs passent de 1 300 avant-guerre à 14 400 en 1918. De même, Ronan Richard a montré comment la question des prisonniers de guerre et des réfugiés n’est nullement anticipée et participe d’une grande capacité d’improvisation sur le plan logistique. Or, on a trop souvent tendance à l’oublier, la puissance publique est elle aussi largement impactée par la mobilisation générale et a donc d’autant plus de mal à faire face à ces situations hors du commun. Et c’est notamment ce qu’a montré Béatrice Touchelay lors d’une communication sensationnelle sur la perception de la contribution exceptionnelle sur les bénéfices de guerre en Bretagne, mesure découlant de la loi du 16 juillet 1916 mais qui ne rapportera jamais autant d’argent dans les caisses de l’Etat qu’en 1920 et 1921, c’est-à-dire où les agents du fisc sont démobilisés.

Les archives départementales d'Ille-et-Vilaine présentaient également hier l'exposition 14-18. Le Front, l'Arrière, la Mémoire dont nous vous parlerons très prochainement. Cliché E. Le Gall.

Passionnantes, ces trois communications ont pourtant montré des réalités très différentes face à la mobilisation et au patriotisme de l’arrière. Ainsi, Jérôme Cucarull est revenu sur la ventilation des effectifs de l’Arsenal de Rennes et notamment sur les nombreux départs d’ouvrier(e)s, jusqu’à 100 par mois. Alors certes, sur l’effectif total en 1918, cette proportion est sans doute marginale mais ce membre associé au CERHIO a montré combien ce type de comportements s’ancre dans des pratiques anciennes. Autrement dit, la mobilisation et la guerre en cours ne modifient en rien cette habitude du zapping ouvrier qui conduit un individu à quitter son emploi du jour au lendemain, parfois sans prévenir, pour parfois revenir quelques jours plus tard. De même, la perception de la contribution exceptionnelle sur les bénéfices de guerre en Bretagne témoigne d’une acculturation – et donc d’une soumission – à l’impôt puisqu’en définitive les Bretons ne sont pas plus frondeurs devant cette taxe que d’autres régions, pourtant plus exposées. Mais il est en définitive assez difficile de mesurer ces pratiques sur le temps long puisqu’elles se doublent d’ajustements pragmatiques extrêmement conjoncturels qui s’effectuent à la faveur du conflit. Ainsi de l’intégration des prisonniers de guerre et des réfugiés qui, globalement, connaissent des courbes rigoureusement inverses et conduisent à l’emploi d'une main d’œuvre qui peut se révéler jusqu’à 80% moins chère.

Cette question est d’autant plus importante que le poids démographique de la guerre est immense et Nicolas Belliot l’estime d’ailleurs à 200 000 habitants, chiffre qui cumule le nombre des morts, environ 125 000, et les déficits d’enfants découlant du conflit. On comprend dès lors pourquoi la mémoire de ce conflit est si vive en Bretagne, et suscite parfois maintes contorsions et polémiques comme l’a rappelé Laurence Moal à propos de la célébration du 600e anniversaire de la naissance de Bertrand Du Guesclin. On assiste là à une « confusion des temps » – un concept qui nous semble particulièrement efficace – que l’on va pouvoir retrouver dans le cadre de la célébration de la bataille de Dixmude, comparée par Charles Le Goffic à un « Quiberon flamand ». Bien entendu, il n’y a pas une mais des mémoires de la Grande Guerre, celles-ci s’affrontant parfois violement. Mais, à chaque fois, y compris, et peut-être même surtout, pour Breiz Atao, la Grande Guerre est une épreuve fondatrice, déterminante.

Lors de la table-ronde conclusive, aux Champs libres. Cliché E. Le Gall.

Pour autant, au moment de conclure ce colloque lors d’une grande table-ronde aux Champs libres animée par l’excellent Arnaud Wassmer, il s’est agi d’ouvrir la focale et de tenter de resituer le cas Breton dans une perspective plus globale. C’est d’ailleurs sur ce thème que Yann Lagadec avait ouvert la veille le colloque La Grande Guerre des Bretons. Vécu(s), Expérience(s), Mémoire(s), 1914-2014  en empruntant à Jacques Revel l’idée de « modulation particulière de l’histoire globale ». Or, en fait de singularités, Jean-Paul Pellegrinetti a montré que ce sont bien souvent des « spécificités communes » que l’on observe, assertion confirmée pour les Midis par Alexandre Lafon, le Nord par Michaël Bourlet et la Bretagne par Didier Guyvarc’h.

Il est bien entendu impossible de résumer une telle manifestation en quelques courts billets publiés dans l’urgence. D’autant plus qu’un colloque c’est aussi pour les communicants et les organisateurs un ensemble de rencontres, de débats qui se poursuivent dans les couloirs ou à table et se prolongent parfois tard le soir ! Ces échanges sont essentiels en ce qu’ils sont le carburant même du dialogue indispensable à toute activité scientifique et intellectuelle : ils permettent de confronter et d’ajuster le point de vue à la mesure des grilles de lectures et des archives étudiées par le collègue. Aussi est-ce pourquoi nous entendons mener la publication des actes sur un rythme soutenu, afin de pouvoir permettre le plus rapidement possible au plus grand nombre de profiter des textes de ces deux magnifiques journées de colloque qui, assurément, resteront comme un des temps forts de ce centenaire de la Première Guerre mondiale en Bretagne.

Erwan LE GALL