Une passionnante première journée

S’il est une fonction assignée à l’histoire, c’est bien celle de balayer les idées reçues, de revenir sur les clichés gravés dans le marbre de nos représentations. En cela, les grandes commémorations constituent une opportunité sans égal, surtout lorsqu’il s’agit de la Première Guerre mondiale, conflit qui n’est pas sans générer un grand nombre de présupposés pas nécessairement conformes à la réalité.

Ayant le redoutable privilège d’inaugurer les débats du colloque La Grande Guerre des Bretons. Vécu(s), Expérience(s), Mémoire(s), 1914-2014, Jean-François Tanguy s’est parfaitement acquitté de sa rude tâche en proposant une prosopographie des généraux nés en Bretagne. Or s’il est bien une catégorie de personnes qui aujourd’hui bénéficie dans l’opinion publique d’une image peu reluisante, allant de l’incapable au boucher sanguinaire, c’est bien celle des généraux. Or la réalité est sans aucun doute beaucoup plus complexe puisqu’en Bretagne comme ailleurs, si l’on excepte la figure de quelques grands hommes ayant laissé une trace palpable dans l’histoire, tel de Langle de Cary, l’essentiel des membres de ce corps demeure largement méconnu. Ce groupe social est en effet beaucoup plus diversifié que ne le suggèrent les représentations mentales trop souvent simplistes qui y sont associés. Ainsi, sur la soixantaine d’individus repérés, si 11 proviennent effectivement de l’aristocratie, 16 sont issues des classes populaires, rappelant ce faisant le rôle d’ascenseur social de l’Armée d’alors.

Cette première journée du colloque La Grande Guerre des Bretons. Vécu(s), Expérience(s), Mémoire(s), 1914-2014 se déroulait aux Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Cliché E. Le Gall.

Autre cas peu connu, celui des aviateurs bretons de la Grande Guerre qui ne saurait se résumer aux véritables vedettes que sont Brindejonc des Moulinais, Maurice Noguès ou Marc Pourpe. Car si les Bretons volent, c’est avant tout dans la marine puisqu’ils représentent une part écrasante de l’aéronautique militaire (400 pilotes sur 1200). Or, ces aviateurs maritimes ne bénéficient jamais de la même aura de leurs camarades de vols terrestres. Certes, il y a bien le cas d’Alfred Heurtaux, le premier As breton, mais jamais sa notoriété n’égale celle d’un Guynemer. Mais il est vrai que ces pilotes opèrent près de chez eux – le recrutement des centres d’aviation maritimes s’effectuent sur des bases régionales – et qu’après-guerre le sort d’un pilote combattant près de chez lui parait bien enviable comparé à celui du poilu envoyé à Verdun ou sur le Chemin des Dames.

Peu connues sont également les questions des instituteurs étudiés par Gilbert Nicolas, et notamment ceux de l’Ecole normal de Rennes, ou du pinard des poilus, particulièrement bretons, évoqué par Thierry Fillaut. Mais cette première journée du colloque La Grande Guerre des Bretons. Vécu(s), Expérience(s), Mémoire(s), 1914-2014, ne s’est pas limitée à la seule exhumation de situations particulières oubliées. Elle a également interrogé l’appartenance régionale d’un certain nombre d’individus, certains (dé)clamant leur bretonnité à l’image d’un Théodore Botrel (Jean-François Botrel), d’autres ne la revendiquant qu’après-guerre, à l’instar d’Hervé Budes de Guébriant (David Bensoussan). A ces cas emblématiques car célèbres, Thierry Hardier, à qui l’on doit récemment l’excellent Oublier l’Apocalypse co-écrit avec Jean-François Jagielski , a opposé un corpus de 707 lettres écrites par un combattant lamballais versé dans le génie, Eugène Lasbleis. De l’analyse particulièrement fine de cette correspondance très riche, il ressort une bretonnité discrète, à l'exception de certaines formes de pratiques alimentaires – le beurre – et d'un attachement prononcé pour l’île de Bréhat.

Carte postale. Collection particulière.

En somme, la question de la bretonnité s’est révélée complexe en ce qu’elle peut se montrer tantôt discrète, tantôt exacerbée, situations différentes posant à chaque fois des difficultés d’analyse. Et il y a sans doute lieu de se demander si ces multiples cas de figures ne renvoient finalement pas à l’hétérogénéité d’une région dont la géographie dans le champ de bataille de mondial est loin de se circonscrire à l’arrière. Cette idée, que nous avions eu l’occasion de défendre dans un article de synthèse publié sur le site de la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale, a été reprise avec force par Isabelle Delumeau à propos de la guerre sous-marine telle qu’elle est vécue dans le Finistère. C’est également dans cette démarche que s’est situé Jean-Christophe Fichou en traitant du cas des pêcheurs bretons dans la Grande Guerre, les thoniers, et dans une moindre mesure les sardiniers, étant particulièrement exposés aux dangers des sous-marins et des mines. Mais, tant pour l’étude d’Isabelle Delumeau que pour celle de Jean-Christophe Fichou, les mémoires n’ont fait que peu de cas de cette dimension maritime du conflit. En effet, que pèsent les quelques centaines de victimes de la guerre sous-marine par rapport aux milliers de poilus morts à Charleroi, en Argonne ou encore sur la Somme ? De même, Jean-Christophe Fichou rappelle que si les pêcheurs paient un tribut certain au conflit, il n’en demeure pas moins que la hausse des cours conduit à de réels enrichissements, bien évidemment bien peu compatibles avec la compassion de l’après-guerre.

Dans les représentations, le Premier conflit mondial est avant tout une affaire de poilus et c’est à un lieu emblématique que s’est consacré Michaël Bourlet, le camp de Coëtquidan, où se déroulait d’ailleurs cette première journée de colloque. Or, plus qu’un sympathique clin d’œil, cette évocation s’est révélée particulièrement symbolique des mutations connues par la région pendant le conflit. Car si à la veille de 1914 le camp de Coëtquidan est avant tout breton, car fréquenté par tous les régiments des 10e et 11e corps qui y effectuent des manœuvres, tel n’est plus le cas une fois la  guerre déclenchée. Dès septembre 1914, ce sont des prisonniers de guerre allemands qui y sont détenus, et gardés par des territoriaux du 48e RIT de Châlons. A partir de 1915, le camp est réinvesti par les troupes françaises, et notamment les 410 et 411e RI, unités bretonnes, mais  aussi par des troupes provenant des dépôts des régions envahies qui y sont repliés. Enfin, à partir du 15 août 1917, le camp est remis à l'armée américaine et cesse donc d'être non seulement breton mais aussi français! Les Américains font de gros travaux d'infrastructure sur le camp et restent jusqu'au 30 juin 1919, jour de la rétrocession à la France.

En définitive, après un lancement placé sous le signe d’une remarquable exposition, ce fut une journée particulièrement riche et stimulante que cette première séance du colloque La Grande Guerre des Bretons. Vécu(s), Expérience(s), Mémoire(s), 1914-2014, manifestation qui se poursuivra demain aux Archives départementales d’Ille-et-Vilaine et se conclura aux Champs Libres, à partir de 20h30. On vous attend d’ailleurs toutes et tous à cette soirée qui s’annonce mémorable. Et d'ailleurs l’entrée est libre !

Erwan LE GALL