Le poilu et son temps libre

S’il est encore trop tôt pour faire l’histoire de ce centenaire de la Première Guerre mondiale, il est néanmoins assez aisé de remarquer que ce qui devrait être un grand temps de commémoration, de réflexion et d’union autour du souvenir des morts de celle qui était censée être la der des der semble au contraire se caractériser par la réactivation plus ou moins artificielle de débats historiographiques datés sur l’endurance des combattants. Aussi est-ce pourquoi on ne peut que conseiller la lecture de cet Oublier l’apocalypse ? Loisirs et distractions des combattants pendant la Grande Guerre1, ouvrage qui substitue « à la périlleuse et bien embarrassante question du pourquoi ont-ils tenu ? » celle du « comment ont-ils tenu » ? (p. 12).

Partant du constat – évident pour qui connait la réalité militaire de la Grande Guerre mais encore trop méconnu – que le combat n’occupe qu’une infime partie du temps du poilu (p. 33), Thierry Hardier – que l’on pourra bientôt entendre à propos de la correspondance d’Eugène Lasbleis lors du colloque La Grande Guerre des Bretons – et Jean-François Jagielski entreprennent donc d’écrire l’histoire de ces à-côtés, moments essentiels en ce qu’ils permettent de mieux saisir la réalité de l’expérience de guerre. En effet, pour nombre de poilus, et l’on pense plus particulièrement à ceux d’origine paysanne, les loisirs et le temps libre demeurent une nouveauté de la Grande Guerre, ce privilège étant auparavant réservé à une élite, sociale et urbaine (p. 25). Et c’est sans doute là qu’on atteint l’un des grands paradoxes de ce conflit : les combattants disposent d’un niveau de temps libre qui, pour la plupart, est inédit, mais qu’ils ne ressentent pas comme tel, au contraire (p. 48).

La correspondance: l'une des grandes activités du temps libre des poilus. Carte postale. Collection particulière.

Au final, ce livre n’est pas sans faire penser aux Vies quotidiennes2 du temps jadis en ce qu’il en reprend le thème tout en le passant au filtre d’une problématisation d’un grand intérêt. Il en résulte une lecture très enrichissante et, surtout, stimulante sur bien des sujets. Le rapport au temps – objet du chapitre 3 – est ainsi particulièrement détaillé, dans le sillage d’ailleurs d’un excellent article publié il y a quelques années par Jean-François Jagielski sur la question3. A plusieurs reprises, le volume se distingue par des pages sur des sujets déjà bien balisés par l’historiographique mais que les auteurs savent analyser par des détours particulièrement neufs : tel est le cas de passages sur le courrier (p. 128-129) et la correspondance (p. 257 et suivantes), la lecture (p. 274 et suivantes), étudiée récemment par Benjamin Gilles, ou sur les marraines de guerre (p. 133-138). La photographie privée (p. 288 et suivantes) n’est pas oubliée et donne lieu à une analyse scrupuleuse, recoupant d’ailleurs grandement les conclusions d’un article important d’Alexandre Lafon sur la question4 ainsi que la journée d’études tenue à Rennes en novembre dernier. Particulièrement remarquable est la question de l’artisanat de tranchées et des trophées de guerre, question là encore bien connue du grand public mais, paradoxalement, peu traitée par l’historiographie. Le propos est ici d’autant plus appréciable que non seulement il ne se limite pas aux douilles sculptées (p. 195 et suivantes) mais que les deux auteurs n’hésitent pas à revenir sur bon nombre idées reçues, notamment lorsqu’ils dressent une histoire des faux, révélant ainsi l’existence d’un atelier de confection d’artisanat de tranchées situé … dans le Xe arrondissement de Paris ! (p. 186).

Les cartes, un des jeux préférés des poilus, font l'objet d'une analyse très intéressante (p. 306 et suivantes) dans cet ouvrage. Carte postale. Collection particulière.

Ce livre est d’autant plus appréciable que jamais il ne tombe dans le piège des généralisations hasardeuses et les auteurs prennent toujours soin de distinguer dans leur propos les différentes armes, les différents grades ou encore les différentes portions de front (p. 27 notamment), étant bien conscients qu’il existe des secteurs plus ou moins pépères. Bien sûr, ça-et-là, on pourra émettre quelques objections, notamment en ce qui concerne l’encadrement des loisirs par l’autorité militaire. Si on veut bien volontiers admettre avec Thierry Hardier et Jean-François Jagielski que celui-ci se solde par un succès relatif, il est possible que le flop rencontré par Théodore Botrel lors d’une prestation aux armées devant la troupe du 136e RI (p. 121) ne puisse pas être uniquement imputable au caractère patriotique de la prestation, mais bien à une différence, si ce n’est culturelle, au moins d’imaginaires. Théodore Botrel est en effet un artiste renvoyant à la Bretagne or le 136e RI, s’il dépend du 10e corps d’armée de Rennes, est une unité casernant à Saint-Lô, en Normandie… Mais, encore une fois, il ne s’agit là que d’une critique de détail tant le propos de l’ouvrage est riche et stimulant et, à propos des revues aux armées, on prendra d'ailleurs soin de relayer la parole des deux auteurs qui font remarquer que les textes de ces spectacles n’ont jamais été étudiés (p. 88). Il y a là assurément un beau sujet…

En définitive, Thierry Hardier et Jean-François Jagielski signent avec cet Oublier l’apocalypse un livre majeur, extrêmement stimulant, ouvrant bien des perspectives d’analyse et bousculant nombre d’idées reçues (p. 366) :

« Au final, cette étude sur les loisirs et les distractions des combattants, dans une certaine mesure, remet en question une vision quelque peu sur- faite du premier conflit mondial, parfois trop rapidement présenté comme la matrice du XXe siècle. En effet, lorsque l’on regarde d’un peu plus près comment se sont divertis les soldats de la Grande Guerre, c’est plus vers la société du dernier tiers du XIXe siècle qu’il faut se tourner que vers celle d’un XXe siècle civilisation du loisir encore à venir. »

Erwan LE GALL

 

HARDIER, Thierry, JAGIELSKI, Jean-François, Oublier l’apocalypse ? Loisirs et distractions des combattants pendant la Grande Guerre, Paris, IMAGO, 2014.

 

1 HARDIER, Thierry, JAGIELSKI, Jean-François, Oublier l’apocalypse ? Loisirs et distractions des combattants pendant la Grande Guerre, Paris, IMAGO, 2014. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 Et on pense ici plus particulièrement à MEYER, Jacques, La vie quotidienne des soldats pendant la Grande Guerre, Paris, Hachette, 1966.

3 JAGIELSKI, Jean-François, « Modifications et altérations de la perception du temps chez les combattants de la Grande Guerre »CAZALS, Rémy, PICARD, Emmanuelle, et ROLLAND, Denis (dir.), La Grande Guerre. Pratiques et expériences, Toulouse, Privat, 2005, p. 205-214.

4 LAFON, Alexandre, « Autour de la pratique photographique au front. Etude de la collection d’Henri Despeyrieres », Annales du Midi, n°275, juillet-septembre 2011, p. 391-408.