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Lectures imprimées de poilus
L’ouvrage que B. Gilles consacre aux livres et journaux dans les tranchées1 est à la croisée de plusieurs penchants historiographiques majeurs. Il y a d’une part une tendance déjà ancienne de l’historiographie française de la Grande Guerre à produire des recherches sur des champs de recherche particuliers, parfois même propres au premier conflit mondial : ainsi des embusqués, des profiteurs de guerre ou encore des permissionnaires2. A chaque fois le lecteur se trouve confronté à des ouvrages de grande qualité mais qui, parce qu’ils demeurent des synthèses opérées au plan national, tendent parfois à pêcher par manque de nuances géographiques. Autre grande tendance dans laquelle s’inscrit pleinement B. Gilles, celle qui consiste, en quelque sorte, en une démilitarisation du conflit en produisant des études qui abandonnent le warfare, la violence du champ de bataille, pour explorer les à-côtés de la guerre. Tel est le cas de cet ouvrage consacré aux livres et journaux dans les tranchées, éléments qui occupent une grande partie du temps des poilus qui, on l’oublie trop souvent, est essentiellement fait d’attentes et d’ennuis.
Tout du moins pendant la guerre de position et c’est là un des grands mérites de B. Gilles que de la rappeler. La guerre de 1914-1918 est en effet régie par des temporalités qui lui sont propres et la guerre de position telle qu’elle se manifeste à partir du « long 1915 »3 jusqu’à l’été 1918 n’est sur ce point pas comparable avec les périodes de mouvement qui encadrent le siège mutuel des tranchées. Cette réalité n’est pas sans conséquences sur les lectures imprimées des poilus comme le rappelle l’auteur (p. 131): « Les tranchées sont généralement l’image que la mémoire collective retient de la Grande Guerre. Elles ont incarné à elles seules ce temps interminable et étiré qui a donné l’impression aux contemporains d’un conflit sans fin et sans issue. Cette phase a été précédée de combats très violents qui ont laissé peu de place à la lecture. C’est le même scénario qui se rejouera au printemps 1918, lorsque l’état-major allemand lancera une série d’offensives destinées à percer le front et à amener la victoire. Dans ces deux moments, lire n’était pas la préoccupation première. Il s’agissait d’abord de se battre et de se reposer avant de penser à autre chose ou de pouvoir feuilleter un livre ou un journal. » On prendra à ce propos soin de remarquer les évidentes similitudes de la lecture avec la photographie, autre activité de loisir prisée des poilus mais qui ne peut réellement s’exercer que lors de la guerre de tranchées. Toute du moins tel était là une des conclusions de la journée d’études Sur le vif ! sur la photographie privée de guerre tenu le 12 novembre dernier à Rennes. Sans doute est-ce ce croisement de deux configurations historiographiques qui permet à B. Gilles de livrer un ouvrage sur un sujet relativement neuf qui, pour apporter considérablement à la connaissance de la Première Guerre mondiale, n’en laisse pas moins sur sa faim en quelques circonstances. L’un des mérites essentiels de ce volume est de rappeler combien la société des tranchées est un monde de lecteurs, une réalité qui, chose que là encore on a parfois trop tendance à oublier, tranche singulièrement avec ce que l’on peut connaître de nos jours mais, au final, pas tellement avec ce que l’on peut observer pour les années antérieures au conflit (p. 14) : « La France est en effet, à la Belle Epoque, une société de lecteurs comme nous n’en connaissons plus aujourd’hui. Cette réalité tient en un chiffre : en 1914, le taux d’illettrisme de la population n’excédait pas 4% ; près de cent ans plus tard, il est deux fois plus élevé. La comparaison n’est pas destinée à soutenir un argumentaire sur l’évolution de la maîtrise de l’écrit, mais elle sert à appuyer un fait : lire était la pratique culturelle la plus répandue et la plus populaire des années 1900. » En conséquence, pour l’auteur, la Grande Guerre ne constitue en rien une rupture dans les pratiques culturelles des combattants puisque c’est tout naturellement que, lorsque le conflit leur en laisse le loisir, c’est-à-dire essentiellement dans les tranchées, qu’ils renouent à avec la lecture. Cette activité s’insère d’ailleurs dans une certaine culture de guerre, au sens où l’entendent A. Kramer et J. Horne4, c’est-à-dire comme une grille de lecture donnant du sens au réel (p. 74): « Le besoin de voir, de comprendre la guerre et de lui donner du sens a suscité tant au front qu’à l’arrière un engouement très important pour la lecture ». D’ailleurs, la continuité est également de mise du point de vue de l’institution militaire lorsqu’elle cherche, sans pour autant y parvenir, à contrôler les lectures des poilus, pratique qui par bien des égards se situe dans le prolongement de l’éducation prodiguée dans les casernes de la Belle Epoque pendant les années de conscription (p. 161 et suivantes).
Pour autant, le propos de l’auteur demeure, malgré des lacunes qui ne peuvent lui être imputées puisqu’elles résultent de l’état des sources, stimulant comme en témoigne cette réflexion sur l’acceptation des propos lus (p. 122) : « Cela ne signifie pas que les lecteurs manifestent, par l’achat du journal, un consentement avec son contenu. C’est une nuance qu’il faut introduire ici. Il est possible, comme nous venons de le faire, de mesurer et de définir les pratiques, mais nous ne pouvons pas pénétrer la réception par le lecteur, la profondeur ou non de son accord avec ce qu’il lit. Ces usages de la presse éclairent néanmoins d’un jour nouveau le regard que nous portons sur la propagande. On a tendance à penser cette dernière comme un processus vertical dans lequel le lecteur reçoit l’information et l’absorbe. Cette représentation d’un public passif et contraint fait peu de cas du contexte. Celui-ci offre une large gamme de journaux aux lecteurs, lesquels disposent d’une autonomie dans le choix de leurs lectures. » On regrettera seulement, et là est une critique que l’on peut régulièrement formuler à l’endroit de ces synthèses qui conduisent à voir l’histoire « de très haut », une certaine myopie privilégiant la presse nationale au détriment des lectures régionales, dont on sait qu’elles peuvent constituer en Bretagne un ressort un élément important du moral des poilus comme le rappellent D. Guyvarc’h et Y. Lagadec dans un magnifique livre récemment publié : « Les familles ne manquent pas de joindre, à leurs colis, la presse locale dont la lecture est autant un passe-temps qu’un moyen de se tenir au courant des nouvelles du pays. Si le Quimpérois Jacquelin dit lire à l’occasion L’Ouest-Eclair, si, en mai 1915, le Rennais Oberthür demande à son père de l’abonner au Nouvelliste de Bretagne, plus proche de ses opinions, le Léonard René-Noël Abjean souhaite que son épouse lui fasse envoyer, à partir de juin 1916, le journal lithographié écrit pour les anciens du collège de Lesneven et intitulé En Avant, imprimé surtout pour les soldats du collège se trouvant sur le front. »5
En définitive, le principal défaut de cet ouvrage tient probablement à son titre, partiellement trompeur. En effet, ici la lecture est circonscrite aux seuls imprimés, c’est-à-dire aux journaux et aux livres. Or, lorsque l’on connait la frénésie épistolaire qui s’empare des tranchées, on ne peut s’empêcher de penser que la lecture comporte au moins une autre facette importante, celle qui consiste à lire et relire la correspondance reçue. C’est ce que rappelle Christophe Prochasson à propos de la lettre objet qui « n’est pas lue qu’une seule fois. Elle est parcourue sans cesse, soumise à toutes les interprétations, scrutée selon les humeurs de son destinataire. Elle est beaucoup plus qu’un simple support d’informations, vecteurs d’affects intellectuellement transmis. Elle est presque un talisman. »6 En conséquence il y a là un ouvrage important en ce qu’il défriche un nouveau champ d’enquête mais qui, pour autant, ne saurait prétendre en faire le tour. La faute en revient en grande partie, on l’a dit, à un sujet qui ne se laisse pas facilement appréhender. Pour autant, il est indéniable que ce volume constitue une magnifique publicité pour la thèse de doctorat en cours que l’auteur consacre à Jean Norton Cru, personnage éminemment important pour qui s’intéresse à la lecture et à la Grande Guerre. Une étude qui figure d’ores et déjà au programme des publications dont En Envor, Revue d’histoire contemporaine en Bretagne souhaite rendre compte ! Erwan LE GALL
1 GILLES, Benjamin, Lectures de poilus 1914-1918, Livres et journaux dans les tranchées, Paris, Autrement, 2013. Afin de ne pas surcharger l’appareil critique, les références à cet ouvrage sont désormais indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses. 2 RIDEL, Charles, Les embusqués, Paris, Armand Colin, 2007 ; BOULOC, François, Paris, Les Profiteurs de guerre, Paris, Complexe, 2008 ; CRONIER, Emmanuelle, Permissionnaires dans la Grande Guerre, Paris, Belin, 2013. 3 Sur cette notion HORNE, John (Dir.), Vers la guerre totale, le tournant de 1914-1915, Paris, Tallandier, 2010, p. 79. 4 HORNE, John et KRAMER, Allan, Les Atrocités allemandes, Paris, Tallandier, 2005, p. 329-330. 5 GUYVARC'H, Didier et LAGADEC, Yann, Les Bretons et la Grande Guerre, Images et histoire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 79. 6 PROCHASSON, Christophe, 14-18, retours d’expériences, Paris, Tallandier, 2008, p. 218. |
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