De la combinaison des rôles sociaux en histoire : éditer la correspondance de guerre de Charles Oberthür

 

 

Découvrir un ouvrage dont on a longtemps attendu la parution est toujours source de sentiments partagés. A l’excitation de tenir – enfin ! – entre ses mains le précieux volume se mêle la crainte d’être déçu, d’avoir finalement placé trop d’espoirs en ces pages. Tel fut exactement notre état d’esprit en ouvrant ces Lettres de guerre de Charles Oberthür, patiemment annotées pendant plus de cinq ans par B. Corbé et Y. Lagadec1. Il est vrai que cette correspondance promettait d’être d’un grand intérêt puisqu’elle émane non seulement d’un reconnu imprimeur rennais, véritable figure de la vie du chef-lieu du département d’Ille-et-Vilaine, mais également d’un officier du 7e régiment d’artillerie de campagne, unité à propos de laquelle on dispose de plusieurs témoignages dont celui, truculent, de Jean Leddet évoqué ici-même il y a quelques années2.

L'imprimerie Oberthür à Rennes. Carte postale, collection particulière.

Ne prolongeons toutefois pas inutilement le suspens puisque la vérité oblige à dire que cette peur se dissipa bien vite, au bout de quelques pages à peine, tant il y a là une source d’une grande richesse, impossible à analyser de manière exhaustive dans une recension de quelques pages, et de surcroît parfaitement présentée.

Un véritable travail d’édition

C’est d’ailleurs sur ce point qu’il nous faut tout d’abord insister tant le travail de B. Corbé et Y. Lagadec est remarquable. Si la publication d’écrits du fort privé de la Grande Guerre (journaux, mémoires, correspondances…) est un genre en vogue depuis la découverte des carnets de Louis Barthas par R. Cazals, mode éditoriale d’ailleurs concomitante avec un profond renouvellement de l’historiographie de ce conflit, force est de constater que toutes les initiatives ne sont pas couronnées de succès3. Cette réalité ne se limite d’ailleurs pas au champ des témoins de la Grande Guerre et c’est ce qui nous avait amené à souligner, dans ces mêmes colonnes, la qualité du travail fourni par Anne Pérotin-Dumon dans le cadre de la publication des mémoires de son père, Yves Pérotin, dit Pothier, ancien maquisard dans le Vercors4.

Pourtant, B. Corbé et Y. Lagadec semblent placer le curseur encore plus loin tant le travail réalisé est dignes d’éloges : la correspondance de Charles Oberthür, agrémentée de belles illustrations et de cartes précises, est non seulement solidement introduite mais scindée en cinq chapitres cohérents et équilibrés. Plus impressionnant encore, cette volumineuse archive de près de 400 pages est minutieusement annotée, ce qui permet au lecteur de connaître avec précision le parcours de presque tous les individus mentionnés dans ces lettres, qu’il s’agisse de membres de la famille Oberthür ou d’officiers du 10e corps d’armée. Les auteurs ont en effet systématiquement compulsé les dossiers individuels afférents. Or, lorsqu’on connaît les modalités de consultation de ces archives au Service historique de la Défense – cinq dossiers par jour et par personne – on mesure l’ampleur – et la longueur – de la tâche.  En définitive, seuls quelques sous-officiers et hommes du rang ont échappé à la sagacité des éditeurs, ce qui dit l’immensité du travail accompli.

Artileurs du 7e RAC. Carte postal, collection particulière.

Ajoutons d’ailleurs qu’il est assez étonnant de devoir souligner une telle rigueur tant nombreux sont les ouvrages insistant sur la nécessité qu’il y a à resituer les combattants de la Grande Guerre dans leur milieu social5. Malheureusement, il y a bien souvent un gouffre entre les incantations méthodologiques et les pratiques. Car loin de se réduire à de la simple érudition, les notes élaborées par B. Corbé et Y. Lagadec constituent une véritable prosopographie6 permettant de restituer Charles Oberthür en ses multiples identités sociales : capitaine d’industrie issu d’une famille d’optants (p. 83-84), conservateur exigeant sur la morale catholique et abhorrant les « blocards » (p. 282), patriote résolu abandonnant sa charge d’officier de réserve quelques années avant 1914 du fait de contraintes d’agenda mais s’engageant dès les toutes premières heures de la mobilisation générale, à 43 ans, en tant que simple soldat de 2e classe (p. 13-14).

Section de munition d’artillerie

Cette vie de troupier ne dure d’ailleurs pas et, dès le 5 août 1914, il est fait lieutenant à titre temporaire (p. 14), nomination qui souligne l’importance de la réserve dans les logiques de promotion. Charles Oberthür devient donc officier en second de la 6e section de munition d’artillerie (SMA) puis, à partir d’octobre 1914 et ce jusqu’à la fin de la guerre, commandant de cette unité (indépendamment de son changement de nom en 2e SMA et de son affectation au 50e RAC puis à la 131e DI) (p. 22). Et là est un intérêt majeur de cette correspondance que de nous faire découvrir non seulement une arme mais un type d’unité qui, par bien des égards, continue à se dérober à la connaissance.

Il en résulte un point de vue original, à défaut d’être singulier et totalement fiable, sur le conflit. Placé à l’arrière du champ de bataille, Charles Oberthür n’en a qu’une vision partielle, lointaine,  et parfois même déréalisée, n’étant que ponctuellement soumis au feu (p. 47). La manière dont il évoque l’action du capitaine de la Villehuchet sur les pentes du fort de la Pompelle, à l’est de Reims, en septembre 1914, est à cet égard particulièrement éclairante. Là où des archives en prise directe avec le combat, comme les JMO des 1er et 2e groupes de l’artillerie de la 131e DI ainsi que celui du 47e RI, laissent entrevoir un feu dévastateur, puisque la pièce de cet officier tire à bout portant sur une tranchée ennemie7, Charles Oberthür ne perçoit qu’un « coup épatant » renvoyant à une vision bien naïve de la violence de guerre (p. 60) :

« Avant-hier, de La Villehuchet a fait un coup  épatant. Il est parti avec une pièce et un caisson, tout droit au galop sur une tranchée occupée par de l’infanterie allemande. Il a mis en batterie à 800m et les a bombardés. Les types stupéfaits et terrifiés ont demandé à se rendre. »

L’expérience de guerre au sein d’une SMA ne saurait bien entendu être généralisée. La temporalité de la guerre que mène Charles Oberthür lors des premières semaines de la campagne est ainsi sans commune mesure avec ce que l’on peut observer au niveau d’un régiment d’infanterie de ce même 10e corps d’armée. Signifiant est à ce propos le fait qu’il trouve le temps de dessiner dans le tumulte de la retraite qui le mène de Charleroi à la Marne (p. 53)8. Sa culture sonore contraste de même radicalement avec celle des fantassins, savoir reconnaître le bruit de tel ou tel projectile étant un important facteur de survie dans les tranchées. Or, en mars 1915, après huit mois de campagne, Charles Oberthür confesse à propos d’un obus tombé sans exploser à 100 mètres de lui : « je ne sais pas ce que c’était que ce projectile, peut-être une fusée tout simplement » (p. 170).

Moment de détente, sans lieu ni date. Collection famille Oberthür.

Être au cœur du combat n’est en vérité pas le rôle assigné aux SMA. En septembre 1915, il écrit d’ailleurs (p. 246) :

« Nous étions non pas aux premières loges, mais pas loin. Nous entendions, mais nous ne voyons rien. »

Le rôle du capitaine de la 6e SMA du 7e RAC, purement logistique, est d’alimenter les batteries pour que celles-ci puissent, dès que le dicte le champ de bataille, tirer. On voit donc combien sa guerre, pour être moins héroïque que celle d’autres écrivants placés en première ligne, n’en est pas moins.

Combinaison des rôles sociaux

Mais derrière l’uniforme d’officier d’artillerie, pointe en permanence l’entrepreneur. Charles Oberthür illustre en effet ce principe sociologique de base qu’est la combinaison des rôles sociaux chez un même sujet, dimension pourtant rarement soulignée par l’historiographique. C’est ainsi qu’aquarelliste distingué, il peint certes pour témoigner de la guerre, de sa guerre, mais aussi pour composer des œuvres qui pourront ensuite être exploitées à des fins commerciales par l’entreprise familiale (p. 18, 306). De même, tout au long de la campagne, il ne cesse de s’enquérir de la vente de ses almanachs (p. 58), produits qu’il trouve sur le front et fait distribuer (p. 91, 124, 162, 177, 181) tout en déployant une stratégie mûrement pensée afin d’obtenir « une bonne réclame » (p. 136). En Artois, par exemple, il ne les donne « qu’aux militaires pour ne pas faire tort au facteur d’Habarcq qui dessert Montenescourt et qui est peut-être notre client » (p. 127). C’est d’ailleurs du fait de cette combinaison d’identités sociales, militaire et civile, qu’il suit de près la sortie du « petit calendrier des armées » (p. 125) où qu’il tente de caler les réunions de son conseil d’administration en fonction de ses permissions (p. 343, 385). Sa correspondance permet en effet de voir que, bien qu’au front, il continue à gérer les affaires de son entreprise (p. 360, 367, 376, 377), se plaignant même en décembre 1915 de devoir être obligé de « produire, pour le moindre achat, des mémoires en triple expédition » (p. 265).

Loin d’être un postulat théorique, cette combinaison des rôles sociaux permet de mieux saisir la pratique de commandement de Charles Oberthür car, comme le notent avec sagacité B. Corbé et Y. Lagadec, « il reste un patron, avec le paternalisme que cela implique parfois » (p. 26, 302). Autrement dit, c’est bien comme le chef de l’imprimerie Oberthür qu’il dirige sa section de munition d’artillerie, réalité qui dit bien la frontière poreuse entre le civil et le militaire chez cet officier. Car, recrutement territorial oblige, non seulement il côtoie aux armées certains de ses employés (p. 151, 157) et pleure parfois leur mort, comme c’est le cas du caporal du 41e RI Fernand Bécel, clicheur aux imprimeries Oberthür (p. 204), mais il met tout en œuvre pour leur octroyer des places qui constituent autant de stratégies d’évitement du conflit (p. 205). Une conduite ou se mêlent désintéressement paternaliste et volonté de préserver à tout prix sa main d’œuvre mais qui permet également de découvrir quelques-unes des arcanes des modalités des nominations et des changements d’unités pendant la guerre. En effet, si Charles Oberthür affirme en mai 1915 être parvenu à se séparer de tous les subordonnés qu’il ne souhaitait plus voir au sein de sa section, un se maintient en place, mais pour des raisons bien peu militaires : « Il n’y a plus chez moi, qu’un brigadier qui fait mon désespoir et comme c’est un type de Rennes, de très bonne famille et ancien élève de Saint-Vincent, je n’ose pas trop le chahuter » (p. 189).

L'institution à Saint-Vincent à Rennes. Carte postale. Collection particulière.

En définitive, c’est là une contribution importante à la connaissance du premier conflit  mondial, et accessoirement à l’expérience de guerre des Bretons, que la publication de ce livre. Il est en effet bien difficile de dégager en un nombre raisonnable de pages la substantifique moelle d’un volume cultivant le paradoxe d’être dense tout en se lisant très facilement. Rappelons toutefois que son intérêt tient tout autant à la richesse de la correspondance de Charles Oberthür qu’au remarquable travail d’édition de B. Corbé et Y. Lagadec. Puissent à l’avenir les éditeurs de témoignages suivre leur exemple.

Erwan LE  GALL

OBERTHÜR, Charles (édition présentée et préparée par CORBE, Bernard et LAGADEC, Yann), Lettres de guerre (1914-1918), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.

 

 

 

 

1 OBERTHÜR, Charles (édition présentée et préparée par CORBE, Bernard et LAGADEC, Yann), Lettres de guerre (1914-1918), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 LEDDET, Jean (Capitaine), commenté par Schiavon, Max, Lignes de tir, un artilleur sans complaisance, carnet de guerre 1914-1918, Anovi, Parçay-sur-Vienne, 2012.

e3 BARTHAS, Louis, Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, Paris, La Découverte, 1997 (réed.) ; Prost, Antoine et Winter, Jay, Penser la Grande, un essai d’historiographie, Paris, Seuil, 2004, p. 133-134 notamment. L’un des plus déplorables exemples d’édition de témoignage de la Grande Guerre qui nous ait récemment été donné à lire est assurément celui de Joseph De Lagarde, assuré par son petit-fils. DE LAGARDE, François, Carnets d’Allemagne, 1919-1920. L’occupation de la Rhénanie vécue par un officier français, Virieu, Entre-Temps éditions, 2016

4 PEROTIN dit POTHIER, Yves, La vie inimitable. Dans les maquis du Trièves et du Vercors en 1943 et 1944, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2014.

5 Pour un exemple récent ROUSSEAU, Frédéric (Dir.), La Grande Guerre des sciences sociales, Outremont, Athéna, 2014.

6 La lecture de cet ouvrage confirme tout l’intérêt qu’il y aurait à opérer une prosopographie minutieuse des officiers du 10e corps pendant la Grande Guerre, enquête qui par ailleurs constituerait assurément un magnifique sujet de doctorat.

7 Pour de plus amples détails sur ce fait d’armes, on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Investir la culture de guerre du premier conflit mondial ? Le 47e régiment d’infanterie au fort de la Pompelle, 13-17 septembre 1914 », Bulletins et mémoires de la Société archéologique & historique d’Ille-et-Vilaine, 2012, p. 261-286.

8 Pour une comparaison on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Une entrée en guerre. Le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo au combat (août 1914 – juillet 1915), Talmont-Saint-Hilaire, éditions CODEX, 2014, p. 213-220 notamment.