Faut-il croire le témoin Jean-Marie Conseil ?

La publication aux Presses universitaires de Rennes par Nelly Blanchard des carnets et de la correspondance de Jean-Marie Conseil, prêtre originaire de Cléder dans le Finistère mais officiant en tant que vicaire de la paroisse Saint-Mathieu à Morlaix avant la Première Guerre mondiale, était attendue depuis longtemps par toutes celles et ceux, dont nous sommes, qui s’intéressent aux Bretons dans la séquence 1914-19181. Brancardier au 219e régiment d’infanterie, il effectue en effet toute la campagne jusqu’au 4 septembre 1916, jour de sa mort au cours de la bataille de la Somme.

Groupe de brancardiers. Carte postale. Collection particulière.

La figure de Jean-Marie Conseil n’est d’ailleurs pas totalement inconnue à qui s’intéresse de près aux Bretons et/ou aux religieux en Grande Guerre puisque ses carnets ont été publiés il y a quelques années par la toujours très dynamique association Bretagne 14-18. Nous ne dirons donc ici pas grand-chose de ce texte (p. 65-131), si ce n’est qu’il éclaire utilement la correspondance, elle inédite, de ce prêtre. En effet si ces archives semblent à première vue se conformer de manière assez fidèle à ce que l’on peut savoir des modes de pensée des catholiques dans le conflit, à l’instar par exemple du fougerais Joseph Le Segrétain du Patis2, les lettres de Jean-Marie Conseil posent rapidement problème.

On sait en effet l’ampleur de la littérature, parfois extrêmement, et inutilement du reste, polémique, consacrée au statut du témoignage en Grande Guerre et il ne nous appartient pas, en si peu de lignes, de revenir sur cette épineuse question. Pour autant, il n’en demeure pas moins que ces lettres constituent une source très délicate d’emploi tant leur analyse se révèle délicate. Ainsi ce courrier dans lequel le prêtre-brancardier affirme le 17 novembre 1914 que « la guerre s’annonce longue », perspective qui à l’en croire « est acceptée sans une plainte parce que nous savons qu’au bout c’est la victoire » (p. 165). Dès lors, de nombreuses interrogations surgissent. Faut-il voir dans ces propos une conséquence de la stratégie mise en place par l’auteur dans ses lettres pour rassurer le destinataire ? Faut-il y voir une marque d’autocensure ou, tout aussi probable, la marque d’une peur de l’épée de Damoclès que constitue le Contrôle postal ? Ou alors faut-il voir en Jean-Marie Conseil un témoin particulièrement imprégné, jusqu’à l’aveuglement (p. 140), par la culture de guerre puisque, dans ce même courrier du 17 novembre 1914, il qualifie les Allemands de « briseurs de Cathédrales » (p. 165) ?

Le problème est que de telles questions se posent tout au long de cet ouvrage, par ailleurs particulièrement stimulant. Peut-on ainsi vraiment croire Jean-Marie Conseil lorsqu’il affirme, le 3 octobre 1914, à sa sœur Anathasie, religieuse cloitrée aux Etats-Unis, que (p. 140) :

« de leur propre initiative, les soldats disent la prière du soir en commun sur les lignes de feu comme au bivouac. Le prêtre est vénéré de tous et chaque jour nous recevons des témoignages d’affection. Pas un blessé ne refuse notre ministère. Par ses souffrances, la France revient à son Dieu et quand tu reviendras elle te sera hospitalière. »

Quelle est dans ces mots, manifestement écrits pour rassurer sa sœur, la part de description fidèle de la réalité, de volonté d’être rassurant envers une proche mais aussi d’aveuglement doctrinal ? De même, la pratique du breton telle qu’elle apparaît dans cette correspondance est-elle propre à ce témoin ou peut-elle, au contraire, être comparée à celle d’un écrivain combattant tel que Loeiz Herrieu ? Et que dire d’une telle scène, décrite dans une lettre datée du 3 janvier 1915 ? (p. 185):

« Avant le tir des Allemands une cinquantaine d’hommes de retour des tranchées étaient descendus hier dans le marais pour se faire la toilette. Sais-tu ce qui leur faisait lever l’échine : l’arrêt brusque et tout à fait surprenant des 75, au beau milieu d’une pétarade qui faisait leur bonheur. Je les regardais agiter leurs mains ruisselantes d’eau et crier ‘encore, encore’ aux artilleurs. Quant à se déranger pour entendre les marmites caser, il n’en fut pas question. »

Ce passage pose d’autant plus problème que, quelques jours plus tard, Jean-Marie Conseil, comme s’il se trouvait sur un antique vaisseau de ligne, affirme que « à chaque bordée c’est un éclat de rire général des fantassins et des canonniers qui sont à 200 mètres alentours » (p. 195). Faut-il voir dans cette infantilisation de la troupe la trace d’un certain sentiment de supériorité sociale ?

Carte postale. Collection particulière.

Autant de questions qui restent au final sans réponses du fait d’une présentation manquant singulièrement d’envergure, surtout lorsqu’on la compare au remarquable travail éditorial fourni il y a peu par Bernard Corbé et Yann Lagadec dans le cadre de la publication de la correspondance de l’imprimeur rennais, et capitaine d’artillerie, Charles Oberthür3. Mais le lecteur averti saura, lui, trier le bon grain de l’ivraie dans ces lettres, de surcroît accompagnées de nombreuses, et très signifiantes, gravures et aquarelles. La place nous manque en effet pour souligner tout ce qu’apporte cette correspondance. On nous permettra néanmoins de rappeler un point, essentiel et pourtant trop oublié, qui veut qu’une correspondance se comprenne dans sa diversité et dans la durée. Il est en effet manifeste que Jean-Marie Conseil n’écrit pas la même chose à son frère Joseph et à sa sœur Anasthasie. De même, ses lettres ne témoignent pas d’un niveau égal de moral. Parfois, le vague à l’âme, le pessimisme, la fatigue aussi sans doute, semblent l’emporter et conduisent à un affaiblissement des barrières psychologiques et des conventions d’écriture. C’est ainsi que, le 14 janvier 1915, il écrit à son frère : « la guerre prend une tournure beaucoup plus banale : les fusils et le canon n’ont plus qu’un rôle secondaire et la question revient à savoir qui crèvera le dernier derrière son réseau de fils de fer et ses mitrailleuses ». Reste à déterminer ce qui peut amener chez Jean-Marie Conseil à de telles variations du mental, et s’il s’agit là d’un cas généralisable.

Erwan LE GALL

BLANCHARD, Nelly (Corpus rassemblé et présenté par), Un Chouan dans les tranchées. Jean-Marie Conseil, prêtre breton au front (1914-1916), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.

 

 

 

 

1 BLANCHARD, Nelly (Corpus rassemblé et présenté par), Un Chouan dans les tranchées. Jean-Marie Conseil, prêtre breton au front (1914-1916), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 LE SEGRETAIN DU PATIS, Joseph, Ecrire la guerre. Les carnets d’un poilu, 1914-1919, Paris, LBM, 2014.

3 OBERTHÜR, Charles (édition présentée et préparée par CORBE, Bernard et LAGADEC, Yann), Lettres de guerre (1914-1918), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.