Une écriture de guerre

 

 

L’édition de témoignages combattant est un travail particulièrement ingrat puisque si ces sources peuvent être de fantastiques archives, force est d’admettre que tous les poilus n’ont pas le talent littéraire d’un Genevoix ou d’un Barbusse. Il en résulte souvent des textes qui, pour ravir l’historien, n’en constituent pas moins des objets littéraires de piètre qualité puisque, rappelons-le, non destinés à la publication, ils ne sont pas écrits pour être lus. Ce constat s’applique parfaitement aux carnets de Joseph Le Segretain du Patis, réunis en un volume dénommé Ecrire la guerre par les éditions LBM1.

Les carnets de Joseph Le Segretain du Patis. Editions LBM.

Il est en effet rare de découvrir un texte aussi dense, aussi riche, et l’on comprendra bien vite que c’est précisément ce foisonnement d’informations qui, faisant le délice de l’historien, rend paradoxalement délicate la lecture de ce volume. On remarquera d’ailleurs que ces carnets sont une bonne illustration de la graphomanie qui s’empare des combattants de la Grande Guerre puisqu’ils ne représentent en définitive qu’une partie des écrits de Joseph Le Segretain du Patis pendant le conflit. En effet, comme tous les poilus ou presque, il entretient par ailleurs une riche correspondance avec femme, parents et amis. En janvier 1916, l’auteur note ainsi avoir « battu le record de lettres : 48 écrites en 10 jours » (p. 190).

Catholique et aristocrate

Difficiles d’accès, ces carnets le sont pour plusieurs raisons et en premier lieu parce le lecteur ne dispose que de peu d’informations sur l’auteur. Or, né en 1876 à Laval, où il conserve des attaches, mais venu s’installer à partir de 1900 à Fougères2, Joseph Le Segretain du Patis est une personnalité complexe qui parait dominée par deux éléments principaux : sa foi et sa conscience aristocratique. Contrairement à Paul Cocho, territorial briochin du 74e RIT dont les traces de religiosité sont de moins en moins perceptibles au fur et à mesure des carnets qu’il tient pendant le conflit3, la guerre ne semble pas avoir d’impact sur la croyance de Joseph Le Segretain du Patis. Mieux, la religion semble lui offrir une grille de lecture du réel en cours dont rendent compte à plusieurs reprises ses écrits. Classiquement, la guerre est ainsi perçue comme une expiation des « fautes » et des « errements » (p. 189). La mort de François Joseph, « un des grands criminels de son temps », vient de même lui confirmer « qu’il y a un au-delà où il expiera ses forfaits » (p. 276). Guillaume II, pour sa part, serait « l’Antéchrist » (p. 157).

Mais Joseph Le Segretain du Patis est aussi, comme son nom l’indique, un aristocrate et ses carnets témoignent bien d’un ethos particulier, généralement attaché à la noblesse4. Ainsi, en septembre 1914, se montre-t-il surpris que les « punis de prison » soient dans les premiers à partir au feu puisque « c’est généralement considéré comme honneur » (p. 19). Un point de vue qu’il réaffirme quelques jours plus tard en affirmant estimer « regrettable que les chefs osent considérer un départ (au front) comme punition » (p. 20). L’honneur est en effet une conception très solidement ancrée chez ce territorial fougerais et, à plusieurs reprises, ses carnets se font l’écho de récriminations contre la manière dont sont attribuées les décorations et, plus particulièrement, la Croix de Guerre (p. 204, 255). Ainsi, celle-ci est mise en concurrence avec le « beau morceau d’étoffe blanche » cousu dans le dos des poilus afin de guider le tir de l’artillerie lors d’un assaut, cette pièce de tissus étant considérée comme « un insigne honorifique […] qui atteste souvent plus que la Croix de guerre que l’on fait bien son devoir» (p. 100). Le comble est sans doute atteint en avril 1917 lorsqu’à propos de l’attribution d’une Légion d’honneur, le territorial fougerais parle « de prostitution de cette décoration » (p. 319), propos réitéré d’ailleurs en mai 1918 à propos d’un général de corps d’armée (p. 353).

Croix de guerre et médaille interalliée. Europeana 14/18: FRAD071-110, Claude CAVIEUX.

Catholique et aristocrate, Joseph Le Segretain du Patis est un homme aux convictions affirmées. Manifestement peu convaincu par les vertus du suffrage universel (p. 89), il se distingue par certains propos acides lors du 14 juillet 1916 qui paraissent trahir ses orientations politiques (p. 252) :

« Le 14, la fête nationale enthousiasme certains camarades, c’est que le mess est abondant, le litre de vin rouge, le quart de champagne, les biscuits, le bœuf, le veau, le jambon, la salade. J’avoue que cela ne me fait pas davantage aimer Marianne. »

A contrario, la mort du duc de Rohan à la tête d’une compagnie de Chasseurs à pied est perçue comme un évènement « montrant ainsi à tous ce que vaut la noblesse de France » (p. 253). Sans surprise, Joseph Le Segretain du Patis se montre très antiparlementaire (p. 308):

« A la Chambre, des évènements se produisent, un député (pèlerin de Kienthal) Raffin-Dugens prétend que le parlement a sauvé le pays ! Quelle illusion, malheureusement beaucoup de gogos niais avalent cela. Le patriotisme de la Chambre consiste à se chamailler le plus possible, on claque les pupitres, on fait le grand chahut, aussi le général Lyautey qui n’est pas un politicien estime qu’il y a des secrets techniques concernant l’aéronautique qu’il ne peut dire même en comité secret, sans nuire à la défense nationale, ce chahut le déconcerte et il démissionne. »

Distinction et équité

Les carnets de Joseph Le Segretain du Patis se révèlent être une archive attestant indéniablement d’un « consentement » au conflit de leur auteur. Celui-ci en vient même à évoquer l’odeur de l’ennemi (p. 149 : « Je n’avais jamais tant constaté l’odeur de Boche, étant agglomérés, ça pue ! ») phénomène bien connu et étudié il y a peu par J. Courmont5. Certes, il serait illusoire de faire de cette source un élément représentatif de l’opinion de l’ensemble des poilus mais force est néanmoins d’admettre que de telles appréciations ont pu exister et qu’elles ne doivent d’ailleurs ici rien au bourrage de crâne, celui-ci étant à plusieurs reprises vigoureusement dénoncé. Ce consentement au conflit découle d’une croyance constante, exprimée tout au long des carnets, en la culpabilité de l’Allemagne. Nombreuses sont d’ailleurs les pages qui portent les stigmates de cette véritable haine de l’ennemi, les Allemands étant décrits en « sauvages » et/ou en « barbares » (p. 212, 311, 333). A cet égard, Joseph Le Segretain du Patis n’est pas sans évoquer le processus de brutalisation exposé par Georges Mosse6, les confessions couchées sur le papier devenant sans cesse plus dures à mesure que dure le conflit :

« Je vois avec plaisir que ce que je souhaitais il y a deux ans, c’est-à-dire bombardement intense des villes allemandes, est accepté par la presse : à quoi bon être chevaleresque avec les brutes. Il a fallu voir plusieurs de nos villes démolies et de nombreuses victimes avant d’accepter cette idée » (p. 353)

Carte postale. Collection particulière.

On pourra de même remarquer que les carnets de Joseph Le Segretain du Patis deviennent également plus violents à mesure que celui-ci s’éloigne du front, et on aura d’ailleurs sans doute raison de noter ce point tant il parait évident qu’il n’est pas anodin. En effet, mobilisé au 25e régiment d’infanterie territoriale de Laval en août 1914, il est transféré en avril 1915 dans une section de Commis ouvriers d’administrations (p. 177)7, ce qui confère un intérêt supplémentaire, et non négligeable, à ce volume puisque ces unités sont encore très largement méconnues. Pour autant, et ce de manière assez paradoxale, ce qui semble bien s’apparenter à un processus de brutalisation n’est pas sans coexister avec certains fléchissements du moral. Un réel tournant semble ici pouvoir être décelé à la date du 28 juin 1915 où l’auteur confesse ne plus croire « à une offensive possible, cela coûte trop cher, chaque tranchée donnant un résultat minime pour le prix » (p. 107).

C’est d’ailleurs à partir de ce moment que commencent à poindre de manière assez surprenante chez cet aristocrate peu suspect de républicanisme (p. 346) des plaidoyers en faveur d’une égalité toute républicaine face aux sacrifices imposés par le conflit. Ainsi s’élève-t-il contre les mobilisés qui, en plus de leur indemnité, continuent à percevoir leur traitement civil (p. 193-194), ou contre les médecins (p. 200) : « Cette corporation me dégoute, j’en ai trop vu, je serais curieux de savoir combien la guerre aura fait de victimes parmi eux ? ». Cette aspiration à l’équité des sacrifices, pour ne pas dire parfois à l’égalité, se révèle même parfois au travers du prisme régional, comme en ce 12 juillet 1915 (p. 114) :

« Le ministre de la guerre au général en chef proteste contre les appréciations désobligeantes pour les unités, soit en raison du numéro porté, où de la région d’origine des hommes qui le portent, propos regrettables chez les gradés, surtout chez les officiers. Il y a là de graves inconvénients pour la discipline, il faut y remédier. Tous sont appelés aux mêmes sacrifices et dévouement et sont égaux au même titre. »

Bien évidemment, une telle grille de lecture n’épargne pas les civils : « en un mot, à l’arrière, on ne souffre pas de la guerre : c’est un bien, mais c’est aussi un mal » (p. 205). De même, lorsque l’auteur dénonce un certain nombre d’attaques menées contre les catholiques, on est en droit de se demander si le propos ne peut pas être lu dans le sens d’une plus grande égalité de traitement (p. 126): 

« Le rapport dit que le général interdit le port de tout insigne sauf les décorations, soi-disant pour éviter des querelles religieuses ou autres. Depuis près d’un an beaucoup avaient adopté le bouton du Sacré-Cœur, et cela ne faisait aucun ennui, ce motof est regrettable et peu fondé. »

En tout cas, de tels propos montrent bien toute la superficialité de la concorde nationale pendant le conflit puisque les carnets  de Joseph Le Segretain du Patis montrent bien que le souvenir des très clivantes lois laïques est encore bien présent pendant le conflit (p. 221):

« Au 226e, 7e escouade, il y a un prêtre-soldat qui fait le service le plus dangereux : la liaison !! Et, allez donc, feuilles anticléricales ! »

Dans une tranchée de Champagne, en juillet 1917. Collection particulière.

Joseph Le Segretain du Patis met enfin un point d’honneur à rappeler que le sacrifice est égal pour tous (p. 191) : « On ne dira pas qu’il n’y a que les petits et les ouvriers à payer la dette du sang, il y a des curés, il y a des nobles et j’en connais : le pauvre Gontran, Raoul de Coquereaumont, 2 de Montferré, Armand Fraval, Atoine Ayrault et combien d’autres ! ». Là, le propos se fait plus défensif sans pour autant se départir de cet impératif d’égalité face à l’impôt du sang (p. 268): « Encore une fois je constate parmi les nombreux auxiliaires qui nous viennent que la plupart ne sont pas des fils-à-papa, ce sont des embusqués créés par les circonstances, des ouvriers, des comptables, la plupart de situation modeste, ce qui dénie complètement la théorie des riches et des nobles qui seuls se sont fait embusquer ».

Une certaine forme de normalité ?

Face à cette aspiration à l’équité, on en vient à traquer les nombreux passages où Joseph Le Segretain du Patis, malgré ses particularismes bien réels, en vient à s’inscrire dans une certaine forme de norme poilusienne. Comme nombre de soldats, il ne peut supporter les embusqués tout en développant une forme particulière d’humour comme avec cette expression, consignée en août 1915 : « Coupe de coiffure à l’embusqué : cheveux très en arrière, loin du front ! » (p. 133).

De même, comme beaucoup, Joseph Le Segretain du Patis semble espérer tout autant qu’il redoute la fin de la guerre. Ainsi, en janvier 1917 « nous constatons une fois de plus la situation bizarre créée par la guerre dans les ménages où la femme obligée de prendre la direction du commerce, de la culture ou autre entreprise, après des difficultés est devenue en 30 mois très compétente, fait les marchés, et se passe très bien d’un mentor, d’un mari, comment cela se passera-t-il après la guerre !!? » (p. 293).

A l’instar de nombreux poilus, Joseph Le Segretain du Patis se révèle être un lecteur aussi insatiable qu’éclectique, du Journal de Fougères (p. 67) à la Revue des Deux mondes (p. 111). Il est ainsi bien souvent mieux informé des évolutions du front est que ouest, ou encore du déroulement des opérations sur des théâtres particulièrement lointains tels que les Dardanelles (p. 89). Ajoutons qu’il ne s’agit pas là d’un cas exceptionnel mais au contraire d’une situation qui, bien que paradoxale, a bien été décrite par B. Gilles dans son étude sur les lectures des poilus8. Mais, là où le cas de où Joseph Le Segretain du Patis interpelle, c’est que son moral semble à plusieurs reprises affecté par ce qu’il peut lire, dimension qui n’est pas sans aller à l’encontre de ce que B. Cabanes a pu avancer sur le sujet9. Ainsi lors de la bataille de Dixmude (p. 242): « Nous apprenons qu’un combat sur mer a eu lieu entre la flotte anglaise et allemande, la première aurait subi des pertes considérables ; le moral s’en ressent ». Puis le 28 août 1916 (p. 260) :

« Deux grandes nouvelles : l’Italie déclare la guerre à l’Allemagne et la Roumanie enfin déclare la guerre à l’Autriche. L’effet moral est très heureux au moment où nous allons fournir un gros effort. »

Carte postale. Collection particulière.

Ou encore en avril 1917, période où par excellence fléchissent les consentements patriotiques : « Les journaux nous annoncent une belle victoire anglaise, près de 6 000 prisonniers et la conquête du plateau de Vimy, que le 33e corps connait bien, cela console de l’échec russe sur le Stokhold » (p. 316).

 

Au final, il y a là un témoignage d’une rare richesse qui aurait sans doute mérité plus d’annotations ainsi que des cartes pour pouvoir suivre le parcours de l’auteur. Un texte difficile d’accès mais qui ravira toutes celles et ceux qui s’intéressent à des thématiques telles que la justice militaire, du fait de nombreuses évocations de Conseils de guerre (notamment p. 118, 121, 326, 336 et 338), ou à la nourriture des poilus : Joseph Le Segretain du Patis étant en effet manifestement fragile des intestins10, il décrit très régulièrement ses menus. Remarquable est également ce passage qui ne manque pas d’interroger la méthodologie du témoignage – un domaine sur lequel s’est grandement concentré l’historiographie de la Grande Guerre : « Un camarade, Lechanteux, me demande de faire sa correspondance, ce que je fais avec plaisir, ce qui est étonnant, c’est le plaisir que certains hommes ont à émotionner les membres de leur famille, il me fait écrire à sa femme qu’en partant ce soir il n’est pas sûr de rentrer le lendemain matin, qu’il a beaucoup de mal, enfin que c’est terrible, il termine en redisant : c’est terribles et aies bien soin du petit chien » (p. 88).

Erwan LE GALL

LE SEGRETAIN DU PATIS, Joseph, Ecrire la guerre. Les carnets d’un poilu, 1914-1919, Paris, LBM, 2014.

 

1 LE SEGRETAIN DU PATIS, Joseph, Ecrire la guerre. Les carnets d’un poilu, 1914-1919, Paris, LBM, 2014. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 Arch. Dép. Mayenne : 1 R 1467.641.

3 COHO, Paul, Mes carnets de guerre et de prisonnier, 1914-1919, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010.

4 Sur cette question, GOUJON, Bertrand, « Insertion et distinction nobiliaire parmi les combattants français de la Grande Guerre », in BOULOC, François, CAZALS, Rémy, LOEZ, André (Dir.), Identités troublées, les appartenances sociales et nationales à l’épreuve de la Guerre, Toulouse, Privat, 2011, p. 47-59.

5 COURMONT, Juliette, L’odeur de l’ennemi. L’imaginaire olfactif en 1914-1918, Paris, Albin Michel, 2010.

6 MOSSE, George Lachmann, De la Grande Guerre au totalitarisme, la brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette Littératures, 1999.

7 Fait confirmé par la fiche matricule. Arch. Dép. Mayenne : 1 R 1467.641. On en profitera d’ailleurs pour s’étonner de la mention portée sur la 4e de couverture du volume, celle-ci indiquant que l’auteur est « mobilisé à la 4e compagnie du 25 régiment territorial du premier au dernier jours de la guerre ». De surcroît, cette unité est dissoute en 1914.

8 GILLES, Benjamin, Lectures de poilus 1914-1918. Livres et journaux de tranchées, Paris, Autrement, 2013, p. 34.

9 « L’opinion n’est pas à ce point réactive aux nouvelles et les soldats si bien informés qu’on puisse les lier l’un à l’autre ». CABANES, Bruno, La victoire endeuillée, la sortie de guerre des soldats français (1918-1920), Paris, Seuil, 2004, p. 25. 

10 Ce fait est d’ailleurs attesté par sa fiche matricule qui indique qu’il est maintenu dans le service armée malgré des « troubles digestifs chroniques ». Arch. Dép. Mayenne : 1 R 1467.641.