Les jeux paralympiques des poilus

La rééducation des mutilés est un impératif relevant de considérations tout autant morales qu’économiques. Si la Grande Guerre est pour bon nombre de poilus le moment de la découverte des loisirs1, la société française d’alors demeure centrée sur la valeur du travail. A ce titre, un ancien combattant, fût-il amputé, ne saurait rester oisif, ce d’autant plus que l’hécatombe de la Grande Guerre n’est pas sans conséquences sur la main d’œuvre disponible. On comprend dès lors pourquoi le « concours de rééducation agricole » qui se tient à l’école d’agriculture de Rennes le 29 novembre 1917 attire autant l’attention des pouvoirs publics, et tout particulièrement le commandement de la 10e région militaire2.

Grand mutilé. Carte postale, collection particulière.

Il est assez difficile de décrire cette compétition qui tient tout autant de la démonstration de compétences professionnelles que des jeux paralympiques. Ce sont en effet pas moins de 21 amputés et mutilés d’un membre supérieur qui s’affrontent dans 6 épreuves faisant explicitement référence aux travaux de la ferme : maniement de la faux, de la fourche et de la bêche, labour au brabant, sciage du bois et enfin un défi de « tracteur mécanique ». Malheureusement, cette manifestation ne nous est connue que par un rapport produit par le médecin-major de 2e classe commandant le centre de rééducation de l’hôpital complémentaire n°40. La presse ne l’évoque pas et il n’est, par exemple, pas possible de savoir si elle se déroule devant un large public ou non.

En revanche, les archives sont assez prolixes en ce qui concerne l’évaluation des concurrents. En effet, c’est sur leur « rendement » que sont évalués les mutilés. Les performances sont ainsi dûment consignées et donnent du reste une bonne idée de l’efficacité des prothèses qui sont attribuées à ces infirmes. 150 décistères de bois sont ainsi débitées en 9 minutes 50 et 2 ares de terrain sont fauchées en un quart d’heure. Il n’est donc point question ici d’une activité charitable visant à distraire des personnes revenues handicapées de la guerre mais bien d’une véritable compétition, avec tout ce que cela peut impliquer en termes de performance.

Et l’enjeu, à en croire le médecin qui rédige le rapport rendant compte de cette manifestation, dépasse de très loin le périmètre de la simple action sociale :

« Des résultats aussi satisfaisants sont les meilleurs arguments pour justifier la possibilité du travail à la terre par les mutilés. Ils démontrent que le cultivateur rural doit être conservé à la terre pour le plus grand bien du pays. »

Carte postale. Collection particulière.

Une telle formulation ne doit pas tromper. Bien entendu, l’impératif moral de lutte contre l’oisiveté pèse lourdement. Mais il n’y a pas que cela. L’infanterie, qui recrute très largement dans les campagnes, est l’arme – et de loin ! – la plus exposée aux dangers de la guerre en cours. Or, si personne ne sait quand celle-ci va se terminer, chacun sait qu’un jour la paix reviendra et qu’il faudra dès lors recommencer à cultiver la terre pour nourrir le pays. La rééducation des mutilés est donc indissociable d’une double volonté de reconstituer la main d’œuvre paysanne décimée par les tranchées et d’enrayer la reprise de l’exode rural. C’est d’ailleurs ce que souligne le général d’Amade commandant la 10e région militaire lorsqu’il affirme que cette compétition est une « œuvre patriotique » destinée « à rendre à la terre un grand nombre de bons ouvriers et à donner à la profession d’agriculteur – la première à [son] sens, puisque l’existence du pays en dépend – un nouveau prestige du fait d’être exercée par des soldats ayant en même temps brillamment rempli leur devoir sur le Champ de bataille ».

Erwan LE GALL

 

 

 

 

 

 

 

1 Sur cette question on renverra à l’excellent HARDIER, Thierry, JAGIELSKI, Jean-François, Oublier l’apocalypse ? Loisirs et distractions des combattants pendant la Grande Guerre, Paris, IMAGO, 2014.

2 Arch. dép. I&V : 1 N 258, rapport sur le concours agricole organisé à l’HC 40 le 29 novembre 1917.