Septembre 1916 : Saint-Brieuc sous le feu des U-Boot ?

On l’imagine : la nouvelle a dû susciter bien des inquiétudes, bien des interrogations aussi. Dans son édition du 23 septembre 1916, le Moniteur des Cotes-du-Nord, le principal hebdomadaire briochin, évoque le bombardement du chef-lieu du département par « des sous-marins allemands » qui se « seraient signalés par un exploit nouveau sur les côtes bretonnes ». L’information s’était rapidement répandue dans la région : « les immeubles situés devant telle plage du littoral Nord avaient été canonnés par un audacieux pirate, dont les obus avaient causé de sérieux dégâts ».

Sous-marin allemand. Carte postale. Collection particulière.

Cent ans après les faits, l’historien ne peut qu’être intrigué…

Un « audacieux pirate » de la Kayserliche Marine… ou les manœuvres d’un bâtiment français ?

Le journal des Côtes-du-Nord donne, sans tarder, l’explication des coups de canons, bien réels quant à eux, que durent entendre nombre de Briochins, mais aussi d’habitants du littoral de la baie de Saint-Brieuc, de Pordic à Saint-Quay, de Langueux à Pléneuf. « Renseignement pris », explique le rédacteur, la rumeur de cette attaque « était loin de correspondre à la vérité ». « Il s’agissait simplement d’expériences effectuées au large par les canonniers d’un navire marchand français armé ». Les détails sont d’ailleurs fournis par un autre journal, rennais quant à lui, Le Nouvelliste de Bretagne, dans son édition du 18 septembre 1916 : 

« Le capitaine du vapeur Duguesclin, attaché au port de Saint-Brieuc, sur l’ordre de son armateur, M. le vicomte Le Gualès de Mézauban, a exécuté ce matin, en rade de Saint-Brieuc, des tirs à 800 et à 2 000 mètres.
Les autorités maritimes et les autorités du port étaient prévenues du tir en question. Or un baigneur de Rosaria Hotel, par excès de zèle, a cru bon de téléphoner aux autorités militaires et de là à Paris.
C’est ce qui a donné naissance au bruit absurde selon lequel la baie de Saint-Brieuc aurait été envahie par un ou plusieurs sous-marins allemands, chose impossible – malheureusement au point de vue maritime – car la baie est loin d’être assez profonde pour qu’un sous-marin quelconque puisse y naviguer immergé. »

L’installation de canons sur des navires de commerce de ce type, mais aussi sur des chalutiers, à compter de 1915-1916, laisse cependant transparaître un changement de nature de la guerre sur mer au cours de ces années, ce dont la presse locale se fait indirectement l’écho d’ailleurs.

« Beaucoup de bruit pour rien » ?

Le Nouvelliste de Bretagne du 18 septembre 1916 laissait entendre que « le bruit [de cette attaque de sous-marins allemands] s’était répandu hier à Rennes » : Saint-Brieuc n’était donc pas la seule concernée… Paraphrasant Shakespeare, ainsi que le fait le quotidien rennais, peut-on alors considérer que cette affaire fit « beaucoup de bruit pour rien » ?

Sans doute, pour une part. Mais si la rumeur put prendre une telle ampleur, c’est bien parce qu’elle reposait sur un fond de vérité ou, pour le moins, qu’elle apparut crédible à beaucoup. En effet, en l’espace de quelques semaines, les attaques se sont multipliées contre les navires bretons. La chose n’est pas totalement nouvelle : les ports de Saint-Nazaire, Nantes, Saint-Malo/Cancale, Paimpol ont, entre autres, déjà perdu plusieurs unités depuis la fin de l’année 1914, navires torpillés ou, plus fréquemment, canonnés par l’ennemi1. La nouveauté relative tient au fait que les attaques allemandes se concentrent désormais en Manche, à proximité directe des côtes bretonnes.

Carte postale. Collection particulière.

Dans les jours précédant l’affaire briochine, plusieurs journaux bretons avaient évoqué le sort de pêcheurs de la côte nord. « Un sous marin boche en face de Loguivy » avait par exemple titré Le Citoyen, un journal de Quimper, le 15 septembre 1916, avant de préciser que « le jeudi 7 septembre courant, 4 bateaux de pêche du port de Loguivy ont été coulés par un sous-marin allemand » – l’UB23 en fait – et d’en détailler les circonstances :

« Ces bateaux se livraient à la pêche aux langoustes à 2 milles environ des roches du Triagoz (et à une distance de 8 milles de terre environ), près des Sept-Iles, lorsque vers 1 h. 1/2 de l'après-midi le sous-marin émergea à 10 mètres de l'un d'eux, le sloop Emma. Le Commandant du sous-marin fit tirer quelques coups do fusil dans la mâture des bateaux et donnant ensuite l'ordre aux patrons des bateaux de pêche de venir se mettre à sa disposition avec leurs équipages.
Au moyen de leurs petits canots-annexes les pêcheurs accostèrent le sous-marin, les officiers revolver au poing les firent monter à bord, et trois marins allemands, accompagnés d'un patron français embarquèrent dans l'un des canots et se rendirent successivement à bord des bateaux de pêche pour les visiter. Sur l'ordre du Commandant allemand ses marins s'emparèrent d'une douzaine de belles langoustes et de quelques beaux poissons et firent ensuite main-basse sur la bougie, la graisse, l'huile et le vinaigre, le sucre qu'ils trouvèrent à bord dos bateaux, ils prirent mémo des lignes de pêche. Après avoir fait grouper les 4 bateaux, les marins allemands déposèrent à bord des boites d'explosifs aux mèches desquelles ils obligèrent les patrons français à mettre le feu eux-mêmes...
Quelques instants après, les bateaux sautaient, mis littéralement en miettes. »

Le Moniteur des Côtes-du-Nord (Saint-Brieuc), L’Eclaireur du Finistère (Morlaix), d’autres journaux locaux avaient évoqué eux aussi cette attaque de « sous-marins boches ». L’opinion était donc réceptive à ce type de nouvelles, prêtes à les relayer, les déformer, les amplifier.

Des rumeurs durables : « espions boches déguisés en religieuses » et korrigans…

Dans ces conditions, tout devient sujet à interrogations, à interprétations, y compris les plus farfelues. L’hebdomadaire catholique de Morlaix, La Résistance, évoquant dans son édition de ce même 23 septembre 1916, l’attaque « tout près de notre rade, entre Perros et Trébeurden, [de] quatre bateaux de pêche » par les U-Boot allemands s’interroge ainsi : « on se demande où et comment se ravitaillent des sous-marins aussi éloignés de toute base normale – et qui, quoiqu’on en ait dit, ne peuvent transporter de suffisantes quantités d’essence ». Le journal laisse implicitement entendre que les bâtiments ennemis bénéficieraient de complicités non loin des côtes bretonnes… voire – pire encore – sur le littoral breton lui-même.

En cela, l’hebdomadaire morlaisien – sans peut-être même le savoir – faisait sienne des théories déjà anciennes. Au début du 18e siècle déjà, en pleine guerre de Succession d’Espagne, des soupçons s’étaient portés sur certains habitants de la côte nord, notamment des environs de Paimpol, à qui l’on reprochait d’aider les corsaires anglais en les ravitaillant contre espères sonnantes et trébuchantes. Une rumeur du même type avait de nouveau circuler pendant la guerre d’Indépendance américaine, cette fois contre des Malouins ou Cancalais, dont les traditions de contrebande avec les « smoggleurs » de Jersey ou Guernesey étaient, il est vrai, solides et anciennes.

Dans la notice qu’il rédige à l’été 1919, l’instituteur de Plouézec, non loin de Paimpol, évoque lui aussi les rumeurs de ce type circulant dans sa commune. Il y aurait eu ici, rapporte-t-il, « toutes les nuits des trépidations d’autos ravitailleuses de sous-marins » tandis que « des signaux lumineux couraient comme de grands follets sur les grèves de Kérity, autour de l’abbaye de Beauport ». Selon le maître d’école, qui met plein d’humour dans son récit, « des personnes attardées avaient rencontré à minuit, non pas des korrigants comme on pourrait le croire, mais des espions boches déguisés en religieuses »... D’ailleurs, « ces histoires de brigants courraient le pays, soigneusement entretenues par les laveuses sur les douais ».

Carte postale. Collection particulière.

Aussi, lorsqu’une femme est surprise « prenant des notes et des croquis autour du sémaphore de Bilfot qui domine et commande toute la baie de Paimpol », le doute n’est plus permis. L’espionne « boche » est rapidement entourée par une foule armée de bâtons et de fourches à en croire l’instituteur, ramenée au bourg de Plouézec où l’on fait venir les gendarmes. Sans perdre un instant, ceux-ci téléphonent à Saint-Quay pour avoir plus d’informations. Il faut déchanter cependant : la supposée espionne… est en fait la veuve d’un général mort sur le front l’année précédente, venue en villégiature sur la côte.

Yann LAGADEC

 

 

 

 

 

1 Voir sur ce point la très précieuse étude de RICHARD, René, et ROIGNANT, Jacques, Les navires des ports de la Bretagne provinciale coulés par faits de guerre, 1914-1918,tome 1, Plessala, Association Bretagne 14-18, 2010.