Un projet allemand de descente en Bretagne

Dès les toutes premières heures de la Première Guerre mondiale, la Bretagne se trouve confrontée à l’importance stratégique de sa position, ce que l’on a trop souvent tendance à oublier. C’est ainsi que la plupart des régiments territoriaux des 10e et 11e régions militaires sont affectés, au commencement de la campagne, à la défense des côtes bretonnes.  On redoute alors une attaque allemande par la mer, crainte qui s’efface toutefois au bout de quelques semaines. Les braves « pépères » de la territoriale quittent alors, à l’automne 1914, le littoral armoricain pour le nord de la France, pour prendre part à la Course à la mer.

Pour autant, tout au long du conflit, la mer reste pour les Bretons un grand danger. Ceci s’explique notamment par l’intense activité des sous-marins allemands qui perturbent grandement le trafic transmanche et la pêche, aussi bien côtière que hauturière. C’est ce qui nous amène à penser que lors de  la Grande Guerre, la péninsule armoricaine ne peut être uniquement comprise comme une région de l’arrière, puisqu’elle se trouve également sur un front, maritime certes mais un front.

Vue du port de Bréhat, à marée haute. Wikicommons.

Grande est en effet l’importance de la situation géostratégique de la Bretagne. On sait notamment sa fonction de « porte du monde » en ce que des ports comme Brest, Nantes ou Saint-Nazaire accueillent des troupes en provenance de Grande-Bretagne, des Etats-Unis ou encore de Russie. Mais, contrairement à ce que laisse supposer le départ des régiments territoriaux pour le nord de la France, la crainte d’un débarquement ennemi ne disparait jamais totalement. C’est ce que montre un article du New York Herald, prestigieux quotidien américain, repris par l’illustré français Sur le Vif en octobre 1915 :

« Une colossale attaque brusquée, exécutée par toute la marine allemande dans la Manche, devait liquider la flotte française, d’ailleurs peu nombreuse puisqu’elle était surtout stationnée dans la Méditerranée.
Cent cinquante grands transports accompagnés de chalands devaient transporter deux corps d’armée de Brême et Hambourg à l’île de Bréhat. D’autres transports devaient apporter des armes, des munitions, des uniformes et des équipements pour l’usage de tous les Allemands en âge de service militaire, provenant des Etats-Unis, d’Amérique du Sud et d’Espagne, mobilisés pour la guerre, et qui devaient être incorporés dans leur corps et dans leur régiment respectifs sur l’île de Bréhat, au lieu de rentrer en Allemagne. »

C'est au Cabaret des décapités, véritable institution bréhatine, que les plans allemands sont supposés prendre naissance. Wikicommons.

Bien sûr, on ne peut que noter l’imparfait employé par l’auteur de cet article et, d’une manière plus générale, une plume assez ironique, comme si elle-même ne semblait pas croire entièrement à la véracité d’une telle information. D’ailleurs le journaliste termine son propos en remarquant que « deux cent mille hommes concentrés dans l’île de Bréhat, c’est peut-être beaucoup ». On pourrait ajouter que quiconque a navigué dans ces parages sait qu’il n’existe sans doute que peu d’endroits plus défavorables à une opération de débarquement : le plan d’eau est truffé de cailloux qui constituent autant d’obstacles pour les navires et les courants peuvent être, en fonction de la marée, très forts.

Pour autant, dans les propos qui sont rapportés, il est manifeste que cette opération dirigée sur Bréhat résulte de plans définis de longue date, comme pour mieux accréditer la culpabilité allemande et le caractère défensif de la guerre menée par la France.

Or on sait que, durant la Première Guerre mondiale, cette dimension est essentielle dans le processus de mobilisation. On en profitera d’ailleurs pour souligner, deux ans avant l’entrée en guerre des Etats-Unis, la ligne éditoriale résolument antiallemande du New-York Herald.

De même, cet article est particulièrement intéressant car, sans tomber dans le piège d’une vision téléologique de l’histoire, il ne peut pas ne pas évoquer la position stratégique de la Bretagne lors de la Seconde Guerre mondiale et, par extension, le Débarquement de Normandie en juin 1944. Mais surtout, le vocabulaire utilisé témoigne d’une certaine mémoire de ce type d’opérations qui est particulièrement intéressante. Le projet allemand est en effet qualifié de « descente en Bretagne », à la manière des multiples descentes anglaises menées contre les côtes armoricaines à l’époque moderne1. On voit donc que si la Première Guerre mondiale est un évènement extrêmement moderne qui, par bien des égards, inaugure le XXe siècle, il se trouve par d’autres dimensions dans le prolongement de tendances qui s’observent, elles, sur un temps beaucoup plus long.

Erwan LE GALL

 

1 Sur cette question voir notamment : LAGADEC, Yann, PERREON, Stéphane, HOPKINS, David (avec la collaboration de), La bataille de Saint-Cast (Bretagne, 11 septembre 1758), entre histoire et mémoire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009.