Peut-on se libérer de la mort ? Yves Léon et le système concentrationnaire nazi

S’il est bien une personne qui, par son parcours et ses engagements, souligne toute l’ambiguïté de l’expression « libération des camps de la mort nazis », c’est Yves Léon. Né en 1921 à Plouaret, dans les Côtes-du-Nord, ce survivant des camps de Sachsenhausen-Oranienburg, Heinkel et Bergen Belsen est décédé chez lui, à Plérin, non loin de Saint-Brieuc, le 9 juin 2018. Mais la chronologie est parfois trompeuse en ce qu’elle peut cacher les profonds tourments d’un homme qui, par certains égards, n’est jamais totalement revenu de l’enfer.

L'éntrée du Schutzhatlager Sachsenhause-Oranienburg. Carte postale, collection particulière.

L’enfer, justement, c’est le 10 mai 1943 qu’il en prend connaissance, lors de l’arrivée d’un transport de 960 personnes déportées par mesure de répression de Compiègne à Sachsenhausen-Oranienburg, gigantesque camp de la mort nazi situé dans la banlieue de Berlin. Jeune résistant – il est notamment en relation avec plusieurs membres du réseau Johnny – et réfractaire au Service du travail obligatoire, Yves Léon compte parmi les co-organisateurs d’une grande manifestation visant à empêcher, le 9 mars 1943 à Plouaret, le recensement des jeunes hommes requis pour assurer l’effort de guerre en Allemagne. Au total, les autorités dénombrent 300 manifestants qui expriment leur refus du STO et, plus globalement encore, de l’occupation allemande en déposant une gerbe de fleurs sur le monument aux morts de la Grande Guerre du village.

Dénoncé, Yves Léon est arrêté par mesure de répression le lendemain en compagnie de deux camarades : Louis Pastol et Arsène Le Bozec. Pour les trois jeunes gens, c’est le début d’un calvaire que les mots peinent à retranscrire. Après plusieurs tentatives d’évasion, les 960 déportés sont privés de leurs chaussures pour ainsi les empêcher de sauter du train. Sous une chaleur accablante, le transport finit par enfin déverser, le 10 mai 1943 et après deux jours de « voyage », sa cargaison de häftlings déjà bien diminués par la faim et la soif. La suite, Yves Léon en rendra compte, bien des années plus tard et au nom du « devoir de mémoire », dans un ouvrage préfacé par Simone Veil – autre survivante de Bergen Belsen – et dont le titre, à lui seul, effleure l’horreur vécue : « Bergen Belsen. Survivre aux camps nazis »1.

Sur les 960 déportés qui arrivent avec Yves Léon le 10 mai 1943 à Sachsenhausen-Oranienburg, 40% décèdent. Envoyé au camp de Ganacker, kommando de Flossenbourg situé en Saxe, entre Regensburg et Passau, Louis Pastol y expire en avril 1945. Arsène Le Bozec est lui transféré en février 1945 au camp de Mauthausen, en Autriche, où il décède quelques semaines plus tard, le 19 avril 1945. Yves Léon, lui, survit et revient en France en juin 1945. Pesant 35 kilos, il tente de reprendre pied et le fil d’une vie « normale ». Mais, compte tenu de l’effroyable taux de mortalité que l’on répertorie au sein du transport au cours duquel il fut déporté, et au-delà de toutes les horreurs qu’il a pu endurer dans les camps, on comprend très bien qu’Yves Léon peine à s’extraire de la mort, comme si, quelque part, une partie de lui était demeurée en enfer, manière d’imprescriptible témoignage d’une certaine forme de culpabilité d’en avoir réchappé. Tous les symptômes du choc posttraumatique sont là et, alors même qu’âgé de 93 ans, il confesse encore faire des cauchemars qui le ramènent dans les camps

La potence de Sachsenhausen-Oranienburg, sur la place d’appel. Collection particulière.

C’est ce qui explique le silence auquel, pendant des années, Yves Léon s’astreint. Il y a certes le militantisme au sein de la Fédération national des déportés et internés résistants et patriotes, organisation proche du parti communiste qui entend préserver les « intérêts matériels et moraux » des survivants des camps de la mort nazis. Mais au tournant du XXIe siècle, c’est bien contre l’oubli, et donc une seconde mort, qu’Yves Léon se bat. Publiant en 2005 ses mémoires, il est à l’origine de la création de la section costarmoricaine de l’association des Amis de la Fondation pour la mémoire de la déportation, institution se consacrant à la sauvegarde et la diffusion du souvenir des victimes du système concentrationnaire nazi. Dès lors, il ne cesse de rappeler l’Histoire, son histoire, comme s’il souhaitait se persuader que la seule manière de triompher de ses bourreaux était finalement d’avoir survécu.

Erwan LE GALL

 

 

1 LEON, Yves (préface de VEIL, Simone), Bergen-Belsen. Survivre aux camps nazis, Morlaix, Editions Skol Vreizh, 2005.