Le vol noir des corbeaux sur nos plaines

 

 

Actes d'un colloque tenu en novembre 2008, ce volume se place assurément dans la  catégorie des ouvrages indispensables, tant par ses qualités intrinsèques que  par le vide historiographique qu'il vient combler.

Dans la lignée du travail pionnier du sociologue français L. Boltanski sur la dénonciation, d’ailleurs abondamment cité par les différents contributeurs, le livre s'attache en premier lieu au périlleux exercice de la définition de cet objet historique particulier. Périlleux car si l’action que désigne ce mot ne semble pas en elle-même devoir poser de problème, la manière dont il est employé l’est beaucoup plus. En effet, si pour certains la dénonciation compte parmi les crimes les plus abjects, pour d’autres elle peut revêtir un certain caractère « civique » lorsqu’elle est au service d’une cause « juste », d’intérêts collectifs. Ces notions étant par nature relative, on voit donc que la connotation du mot est particulièrement flottante. Tel n’est pourtant pas le cas du corolaire indissociable de la dénonciation, la délation, qui désigne depuis l’antiquité une accusation intéressée, motivée par des intérêts strictement personnels, et par conséquent méprisable ( p. 17-18)1.

Une telle distinction pourrait paraitre de prime abord bien accessoire. Elle est pourtant fondamentale. Le vocabulaire policier n'est à cet égard pas anodin puisqu'il n'est  pas rare de trouver dans les archives de la répression le terme de  « déclarant », beaucoup plus neutre. Or plus qu'un simple usage  administratif, sans doute faut-il y voir un appauvrissement de la  langue, phénomène dont V. Kemplerer (LTI...)2 montre qu'il  masque en réalité  la radicalisation des politiques engagées. C'est d'ailleurs ce qui conduit L. Joly à formuler l'hypothèse que dans le  contexte de continuité administrative et d'émergence de toute une  série d'institutions nouvelles, caractéristiques des années  1940-1944, moins un organisme d'Etat s'appuie sur une organisation  bureaucratique ancienne et étoffée et il poursuit une finalité  politique, d'avantage il est dépendant de la dénonciation comme  source d'informations et plus il a tendance à y recourir (p. 44). Les mots ont donc ici une importance fondamentale en ce qu’ils sont à la fois le moyen de définir l’objet d’étude et une source qui en elle-même est riche de sens.

Il est d’ailleurs remarquable que tous les auteurs dans leurs communications respectives évoquent cette dualité du phénomène, entre dénonciation et délation. Ce faisant, ils remplissent parfaitement le double objectif que se fixe cet ouvrage, à savoir d’une part étudier cette pratique et ses effets et, d’autre part, examiner le « contexte exceptionnel de pénurie et de bouleversement des repères sociaux » qui favorise cette conduite si spécifique (p. 14). Autrement dit,

« qu’a-t-on dénoncé sous l’Occupation ? dans quels milieux ? selon quelles modalités ? et à quelles fins ? »

Disons-le de suite, ambitieux, le pari est néanmoins remporté de main de maître. Le découpage en chapitres couvrant des facettes bien spécifiques du problème en est certainement l’une des raisons. L'un des aspects les plus intéressants de ce remarquable ouvrage est  en effet la démarche comparative qui non seulement évite  l'écueil d'une juxtaposition minutieuse de monographies mais aboutit  au contraire à une interrogation en profondeur de la délation en tant  qu'objet d'histoire.

L'approche géographique permet ainsi d'observer la réalité de la délation  pendant la Seconde Guerre mondiale suivant des territoires aux  caractéristiques bien différentes. Très intéressant est à ce propos le premier chapitre qui, sous la plume, de F.-X. Nérard, offre un panorama de la « dénonciation totalitaire » sous l'URSS stalinienne, l'Italie fasciste et l'Allemagne nazie, ce qui permet de resituer le cas français des années 1940-1944 dans un cadre plus vaste. C. Neveu (chap. 9) et C. Kohser-Spohn (chap. 10) traitent respectivement de la Moselle et de  l'Alsace. M. Bergère (chap. 6) évoque la délation dans le Maine-et-Loire, département qui parait emblématique d'un certain ouest catholique français, tandis que B. Williams (chap. 11) se focalise sur le Rhône, où la tradition radicale est solidement ancrée. CRHQ oblige, de nombreux chapitres sont illustrés d'exemples calvadosiens. Mais la Bretagne n'est pas absente de ce panorama puisque nombreux sont les auteurs de cet ouvrage collectif à illustrer leurs propos à l'aide d'exemples issus de l'histoire de cette région. Pour n’en citer qu’un, celui particulièrement tragique d’un habitant de Préfailles (Loire-inférieure) dénoncé par son propre fils pour détention d’armes au motif qu’il « voulait demeurer avec une femme de mauvaise vie » (p. 35). On comprend dès lors mieux comment le préfet des Côtes-du-Nord Jacques Feschotte peut écrire en septembre 1941 que « presque toute les affaires qui ont provoqué des condamnations de Français par les tribunaux allemands ont été soulevées par des dénonciations d’autres Français » (p. 34).

Carte de vêtements et d'articles textiles. Collection privée.

A cette approche géographique au demeurant assez classique répond en écho une démarche typologique qui entend traiter non pas de la délation dans son ensemble mais de dénonciations bien particulières. Ce faisant, remarquant ça-et-là quelques spécificités, les auteurs permettent au lecteur d’observer dans son ensemble cet objet historique si complexe. Pour ne citer qu’un exemple, spécialiste du marché noir3, F. Grenard traite de la délation économique, dont la chronologie est remarquable puisqu'elle connait une « recrudescence importante au moment de la Libération » (p. 157). Cette forme spécifique de dénonciation tendrait d’ailleurs à être moins anonyme que d'autres (p. 161).

Mais quel que soit le type de dénonciation envisagé où l'aire géographique considérée, tous les auteurs de ce volume insistent sur deux points communs essentiels. Le premier est la somme de problèmes archivistiques (éparpillement des sources, fonds épurés ou tout simplement pilonnés, documentation difficile d'emploi...) qu'implique l'étude d'un tel objet. Particulièrement appréciable est à cet égard le chapitre 6 où M. Bergère expose en détail les sources – et la méthodologie idoine – disponibles pour l'Anjou.  Le second est l'importance du contexte, la Seconde Guerre mondiale étant particulièrement propice à la délation.

L. Joly dit bien que cet ouvrage ne saurait être considéré comme la synthèse définitive sur le sujet et qu’au contraire, celui-ci doit être considéré comme une tentative d’exploration de « pistes nouvelles » (p. 15). Il est vrai que de nombreuses questions demeurent, telle la suggestion formulée par M. Bergère que si la collaboration est plus un phénomène urbain, la délation est pour sa part plus rurale (p. 191). Il y a assurément là matière à travail afin de déterminer si cette hypothèse sied le seul cas Angevin ou si, au contraire, elle peut être vérifiée à une plus vaste échelle territoriale. De même, on se demande si un détour par la Première Guerre mondiale ne serait pas profitable afin d'éprouver l'opérabilité de ce concept – à la manière de ce que propose E. Debruyne pour la Résistance4 – lors  de celle qui devait être la der des ders. L. Joly indique en effet que pendant la Seconde Guerre mondiale, la dénonciation quitte le droit commun pour revêtir une évidente dimension politique (p.26).

Carte postale. Collection privée.
Or il nous semble que la période 1939/1945 n'est peut-être pas la seule pour laquelle la délation est bien plus qu'un simple fait divers. Dans la généalogie du crime d'insulte au Maréchal que dresse  V. Sinsico, on voit bien tout le poids de racines législatives qui prennent leur source dans la Troisième République, et plus particulièrement dans ses toutes dernières années. Il en est de  même dans le chapitre 7 consacré à la délation de l'avortement, pratique passible de la correctionnelle depuis la loi du 27 mars 1923 (p.198). Certes le contexte des années 40-44 ne saurait être confondu avec celui des années 20. La césure est ainsi particulièrement visible dans le cas de la Moselle qui, comme le rappelle brillamment C. Neveu (chap. 9), est annexée de fait au Reich, ce qui implique une rupture complète avec la législation française antérieure. Pour autant, il n'en demeure pas moins que le cadre vichyssois de la dénonciation n'est pas sans racines, sans antécédents.

Frappante est à cet égard la genèse du Corbeau de Clouzot – exposée dans le chap. 8 par F. Rouquet, excellent spécialiste du cinéma dont les cours raisonnent encore agréablement aux oreilles des étudiants de Rennes 2. En effet, si ce film est l'immense triomphe de l'année 1943, succès qui apparait comme un puissant écho de la réalité du moment, il n'en demeure pas moins que celui-ci est basé sur un scénario qui, même s'il est repris et remanié, date de 1937 et s'inspire de faits survenus à Tulle en 1919-1920 (p. 228). Film qui à lui seul semble prouver combien le cinéma est utile à l'historien pour comprendre une époque donnée, le Corbeau, tout comme la délation, ne sauraient donc appartenir totalement à la période 1940-1944 tant ils empruntent aux années précédentes. Cette réalité n'est d'ailleurs pas sans  évoquer le cas de l'internement administratif, procédure causant des centaines de milliers de victimes entre 1940 et 1944 et dont l'origine remonte clairement à la Troisième République agonisante des années 1938/19395.

La dénonciaton, de même que sans doute d'autres concepts historiographiquement liés à la Seconde Guerre mondiale, doit donc pouvoir être observée – certes selon des modalités sans doute  spécifiques – pour  d'autres périodes que celle des années 40-44. On pense ici bien évidemment aux situations particulières que constituent l’occupation de la Belgique et du nord de la France par l'Allemagne entre 1914 et 1918. De même, la réflexion pourrait sans doute être étendue à l'occupation alliée de la rive est du Rhin, à la suite de la Première Guerre mondiale.  Mais surtout on pense aux régions éloignées de la zone des armées – nous n'employons pas le mot d'arrière puisque la mer est un front qui peut ne pas être sans influence sur le comportement des populations considérées – et tout particulièrement à la Bretagne. Exemple parmi d’autres, durant l’été 1914, le sous-préfet de Saint-Malo est obligé de requérir le commandant de la place pour que celui-ci détache 4 hommes devant la maison et le magasin d’un couturier dénommé Wolff afin de protéger cet homme de la vindicte populaire qui le croit allemand6. Qui sont ces personnes qui dénoncent les supposés espions allemands et dans quelle catégorie s'intègrent-ils ? Agissent-elles pour des raisons purement patriotiques, dans l’ivresse de l’Union Sacrée, ou poursuivent-elles au contraire de manière beaucoup plus opportune d’autres desseins plus individuels ? Comme le rappelle L. Joly, on sait que les mobiles du délateur répondent bien souvent à des impératifs personnels, déconnectés du contexte socio-politique du moment. Pour autant, c'est celui-ci qui, en définitive, fournit à celui qui dénonce le moment propice à son forfait (p. 53). Qu'en est-il pour ces personnes qui, en Bretagne comme partout ailleurs, suspectent tel ou tel d'intelligence avec l'ennemi ou de commerce avec l'Allemand?

La question de l'opérabilité du concept de délation à d'autres périodes que celle de la Seconde Guerre mondiale est assurément un des plus intéressants chantiers qui se profile dans l'avenir proche. Elle est d'ailleurs suggérée par F.-X Nérard qui avance les pistes des Etats-Unis dans la tourmente maccarthyste ou de la Chine de la Révolution culturelle (p. 72).

M. Bergère n’y semble lui aussi pas insensible puisqu’il base pour partie sa démonstration sur une grille de lecture forgée par A. Simonin présentant Jean-Paul Marat comme « le grand théoricien de l’indignité politique », à la fois « adversaire résolu de la délation » et « promoteur convaincu de la dénonciation publique ou politique » (p. 288).
Extrait d'une lettre de dénonciation. Arch. Dép. E&L: 1 W 87.

C’est d’ailleurs en reprenant des propos que Saint-Just prononce à Strasbourg en 1793 que C. Kohser-Spohn entame le chapitre 10, assurément l’un des plus intéressants de ce très riche ouvrage. Erigeant la dénonciation en « rite initiatique de l’éducation républicaine », elle remonte la frise chronologique pour poursuivre son propos dans l’Alsace de l’immédiat après Première Guerre mondiale (p. 262):

« En novembre 1918, dans la province redevenue française après cinquante années de domination allemande, des comités d’examen et d’épuration ainsi que des commissions de triage sont installés dans les villes et les bourgades, à charge de dénoncer les « antifrançais », d’expulser les Allemands et la « pangermanistes », de classer les habitants en quatre catégories selon leur supposé degré d’attachement à la France et d’examiner les citoyens « suspects » signalés par la population. »

Paraissant attester l’opérabilité du concept de dénonciation à la Première Guerre mondiale, l’auteur ne limite pas son propos à une analyse constructiviste qui démontrerait, dans le sillage des travaux d’A.-M. Thiesse7, que les identités nationales sont factices. Plus intéressant encore, elle expose combien les discours sont fluctuants et combien les représentations – et plus particulièrement les stéréotypes physiques et moraux – peuvent varier du tout au tout, au gré semble-t-il des circonstances du moment. Ainsi d’un fonctionnaire dénoncé après la libération de l’Alsace par ses subordonnés qui lui reprochent d’avoir exigé un respect trop strict des directives allemandes. Si les sources, aux dires de C. Kohser-Spohn, éclairent d’un tout autre jour ce cas, la rhétorique employée par les dénonciateurs est d’un grand intérêt. En effet, afin de « fabriquer l’image du collaborateur », les délateurs dépeignent leur victime comme étant particulièrement stricte, la rigidité étant le stéréotype germanique par excellence et donc, dans le cas échéant, la preuve « irréfutable » d’une adhésion au régime nazi (p.272).

Une telle contribution renvoie à double titre à l’histoire de la Bretagne. Tout d’abord parce que les combattants bretons font eux aussi l’objet d’un renversement à 180° de représentations pendant la Première Guerre mondiale. Volontiers suspectés de chouannerie avant 1914, ils deviennent par la suite de remarquables combattants, durs au mal, pugnaces et têtus, nonobstant leur penchant irrépressible pour la bolée8. Ensuite parce que l’argumentation développée par C. Kohser-Spohn ne peut pas ne pas évoquer certains faits qui mériteraient d’être explicités. Ainsi dans le cas de ce tailleur malouin qui doit faire face lors de l’été 1914 à la vindicte populaire du fait de supposées origines allemandes – présentées comme la preuve là-aussi « irréfutable » de son intelligence avec l’ennemi. S’agit-il d’une dénonciation ou sommes-nous en présence de son inséparable corolaire, la délation, dont l’opérabilité semble elle aussi avérée en dehors des frontières de la Seconde Guerre mondiale ?

Publié sous la direction de L. Joly, ce livre est assurément destiné à faire date. Ouvrant de multiples pistes de réflexion, il est destiné à figurer dans de nombreuses bibliographies. On regrettera seulement que l’appareil critique soit relégué en fin de volume, et non en bas de page comme il est d’usage, ce qui nuit à la fluidité de la lecture. Ceci est d’autant plus dommage que si les collectifs peuvent parfois se révéler pénibles à lire du fait d’un manque d’homogénéité dans le style des plumes convoquées, tel n’est aucunement le cas ici. De la même manière, on pourra s’interroger sur les quatre années qui, au final, séparent la publication de ces actes du colloque dont ils sont issus. A l’heure de la communication instantanée, un tel délai parait assez inconcevable. Or sans nous méprendre sur les difficultés multiples qu’implique la direction d’ouvrages collectifs, il nous semble qu’une aussi longue attente révèle les difficultés qu’il y a à l’heure actuelle à publier en France de tels volumes. Cela est d’autant plus regrettable que les livres collectifs constituent bien souvent de très utiles outils permettant à la fois de faire une synthèse de l’état de l’art tout en proposant des perspectives d’avenir pour la recherche. L. Joly ainsi que tous les auteurs qui contribuent à cet ouvrage le démontrent magistralement.

Erwan LE GALL

JOLY, Laurent (Dir.), La délation dans la France des années noires, Paris, Perrin, 2012.

 

1 Afin de ne pas surcharger l’appareil critique, les références à ce volume seront simplement indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 KEMPLERER, Victor, LTI. La Langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996.

3 GRENARD, Fabrice, La France du marché noir (1940-1949), Paris, Payot, 2008.

4 DEBRUYNE, Emmanuel, « Combattre l’occupant en Belgique et dans les départements français occupés en 1914-1918 », Vingtième Siècle, Revue d’histoire, n°115, 2012-3, p. 15-30.

5 PESCHANSKI, Denis, La France des camps. L’internement, 1938-1946, Paris, Gallimard, 2002.

6 Arch. Dép. I&V : 5 Z 176, sous-préfecture de Saint-Malo, affaire réservées, guerre 1914-1918, juillet-septembre 1914.

7 THIESSE, Anne-Marie, La création des identités nationales, Europe XVIIIe siècle-XXe siècle, Paris, Seuil, 2001.

8 Connu est à cet égard l’historique officiel du 316e régiment d’infanterie de Vannes, unité dont les soldats sont, selon cet ouvrage, exclusivement originaires du Morbihan. Le portrait qui en est dressé est, en effet, particulièrement révélateur : « Ces hommes ont toutes les qualités et les défauts de leur race, c’est-à-dire qu’ils sont peu expansifs, lents, amis de la bolée, mais tenaces, fidèles, courageux, disciplinés ». Anonyme, Historique du 316e régiment d’infanterie, Vannes-Pontivy, Imprimerie Commelin, sans date, p. 3.