Interroger les concepts pour renouveler les pratiques commémoratives

 

 

On se rappelle qu’à l’automne 2012 le petit monde franco-français des « professionnels de la mémoire » s’est enflammé à la suite d’une décision du gouvernement instaurant une Mission interministérielle chargée de préparer et d’animer le programme commémoratif des deux guerres mondiales. Flairant probablement – et vraisemblablement à juste titre – la « bonne histoire », la presse n’a pas manqué de relayer les polémiques et les propos de chacun, contribuant encore un peu plus au brouhaha ambiant.

Cette attitude est d’autant plus curieuse qu’une telle initiative est non seulement peu originale mais a déjà, par le passé, démontré combien elle pouvait être profitable. Et l’on se rappellera entre autres de la très belle exposition concoctée en 1964 – année de 50e et 20e anniversaire – à Saint-Brieuc par le regretté R. Huguen, alors correspondant départemental du Comité d’histoire de la deuxième guerre mondiale1. De surcroît, la collision mémorielle entre ces deux conflits était éminemment prévisible puisque l’un des principaux résultats du passage d’Hubert Falco au Secrétariat d’Etat aux anciens combattants avait été de proposer un storytelling du 70e anniversaire de la Seconde guerre mondiale, celui-ci débutant timidement avec la Drôle de guerre en 2009, accélérant glorieusement en 2010 avec la fastueuse commémoration de l’Appel du 18 juin 1940 et devant, en toute logique, s’achever en 2014 puis 2015. Si l’on persiste à croire que le rôle d’une politique est d’organiser les initiatives, de mettre en musique les différentes partitions mémorielles jouées, alors cette mission interministérielle est sans aucun doute utile.

Cette polémique est d’autant plus regrettable qu’elle témoigne d’un cloisonnement certain des idées et des champs de compétence, le tout débouchant inéluctablement sur un conservatisme qui pourrait bien, au final, tuer ce marché émergeant que semble constitué l’économie de la mémoire. En effet, c’est en ne proposant pas d’approches renouvelées du passé qu’on parviendra à détourner le public de son goût actuel pour l’histoire. Or plutôt que d’offrir une énième version de la seconde guerre européenne de trente ans, une confrontation structurée des commémorations des deux guerres mondiales pourrait sans doute permettre d’interroger les paradigmes de l’une sur l’autre et vice versa. C’est précisément ce à quoi invite l’article d’E. Debruyne publié dans le n°115 de la revue Vingtième Siècle.

Affiche publiée pendant la Seconde Guerre mondiale par le Belgian Government Information Center. Gallica / Bibliothèque nationale de France, FT6-ENTQB-1.

Chercheur brillant à la pensée originale, cet enseignant de l’Université catholique de Louvain oscille pour notre plus grand bonheur entre les deux conflits mondiaux, mélangeant avec brio les grilles de lecture. On a ainsi pu récemment remarquer son recueil – constitué avec L. Van Ypersele – des Dernières lettres des patriotes belges et français fusillés par l’occupant en 1914-1918, ouvrage qui ne peut pas ne pas faire écho au volume publié par G. Krivopissko et F. Marcot sur les fusillés de la Seconde guerre mondiale2. Cet article se situe exactement dans la même veine, c’est-à-dire à la croisée des chemins entre ces deux guerres mondiales puisque son propos est de savoir si l’on peut, ou non, qualifier de « résistance » la lutte clandestine menée contre l’occupant en Belgique pendant la Première Guerre mondiale.

Pour qui n’est pas familier avec l’histoire du royaume pendant ce conflit, une telle interrogation ne peut manquer de surprendre. Pourtant, un survol rapide de l’historiographie belge ne peut manquer de légitimer une telle interrogation, tant certains mots sonnent étrangement. Ainsi des réseaux d’évasion qui, de Bretagne, ne peuvent pas ne pas évoquer Pat O’Leary, Comète, les exfiltrations d’aviateurs et la plage Bonaparte à Plouha3. On pourrait également mentionner les termes d’espionnage4, de presse clandestine, de sabotages qui tous, plus ou moins, renvoient à l’imaginaire forgé par l’Armée des ombres.

L’interrogation d’E. Debruyne porte donc sur le mot même de « résistance », en partant du simple constat que « la Belgique et une dizaine de départements français ont en commun d’avoir été occupés par l’armée allemande durant les deux guerres mondiales » (p.15)5. S’il parait possible de reprocher à l’auteur de ne pas faire assez de cas des spécificités de la période nazie – on pense bien évidement à la Destruction des Juifs d’Europe –, force est néanmoins de constater avec lui qu’effectivement, les deux époques sont caractérisées « par la lutte clandestine menée contre l’occupant par des éléments de la population civile ». D’ailleurs, E. Debruyne démarre son article en rappelant que le terme de « résistance » est employé en quelques rares occasions par les acteurs eux-mêmes, mais dans une acceptation légèrement différente qu’en 1940-1945, pour désigner leur combat pendant la Première Guerre mondiale. Ainsi du journal clandestin La Libre Belgique qui, en 1917, intitule « Résistance » un de ses articles évoquant le refus de prêtres, d’ouvriers et de fonctionnaires d’obtempérer aux réquisitions allemandes (p. 16). Autre exemple, à Gand, L’Antiprussien exhorte, en juillet 1916, les occupés qui ne peuvent pas « combattre les armes à la main » à « opposer à l’usurpateur cette résistance passive contre laquelle se brisent les pouvoirs les plus forts » (p. 16). De même, nombreux sont les auteurs éminemment prestigieux (John Horne, Annette Becker…) à avoir qualifié a posteriori ces phénomènes de « résistance » dans leurs travaux respectifs (p. 19-20).

On connait les définitions généralement acceptées de la « résistance » pendant la Seconde Guerre mondiale. Avec la carte de Combattant volontaire de la Résistance, l’Etat a tenté d’en donner une définition statutaire, fournissant ainsi un cadre précis à plusieurs historiens6 . Mais celle-ci se révèle rapidement être un carcan trop étroit pour rendre compte du phénomène dans son ensemble7. Aussi d’autres propositions sont formulées. En 1997, F. Marcot résume la « résistance » comme « un combat volontaire et clandestin contre l’occupant ou ses collaborateurs afin de libérer le pays », propos appuyé par une sentence définitive et parfaitement explicite : « On ne résiste pas dans sa tête, la résistance est une action »8. C’est, après bien des tâtonnements, une définition sensiblement analogue que P. Laborie inscrit en 2006 dans le marbre du Dictionnaire historique de la résistance en insistant sur la volonté de nuire à un ennemi identifié, sur la conscience de résister, sur la transgression qu’implique une telle forme d’action et, enfin, sur la multiplicité des stratégies disponibles pour ce faire9. Pourtant, on remarquera avec intérêt que cet ouvrage majeur ne comporte aucune entrée sur la Première Guerre mondiale, et encore moins sur d’éventuels faits de « résistance » qui auraient pu se développer pendant ce conflit en France et en Belgique occupée.

Aussi est-ce sans doute pourquoi E. Debruyne ne se méprend pas et liste un ensemble de raisons méthodologiques qui rendent difficiles l’opérabilité du concept de « résistance » hors du contexte particulier de la Seconde Guerre mondiale. La première est d’ordre historique et psycho-linguistique : des individus peuvent-ils consciemment – et cette question est centrale dans la définition proposée par P. Laborie – s’adonner à une activité sans, pour autant, la nommer puisque le terme ne s’observe somme toute que rarement entre 1914 et 1918? A cette question, l’auteur répond résolument par l’affirmative en avançant que d’autres mots faisant référence à des précédents plus ou moins ancrés dans l’imaginaire collectif sont utilisés dès 1914 : « que l’on songe aux tracts, pamphlets et périodiques circulant sous le manteau dans nombre de régimes autoritaires depuis l’Empire, et l’on comprendra que la presse clandestine n’était pas très difficile à envisager » (p. 17).

Portrait publié dans Le Pays de France, collection privée.

Une seconde difficulté méthodologique renvoie à la définition même de « résistance » opérée par l’historiographie de la Seconde Guerre mondiale. Si comme leurs enfants de 1940-1945, les hommes et les femmes qui entre 1914 et 1918 « résistent » sont des individus qui se placent volontairement en rupture avec l’ordre de l’occupant dont ils contestent la légitimité, il n’en demeure pas moins que le concept parait indissociable d’une certaine échelle. En d’autres termes, « la guerre clandestine en Belgique et dans les départements envahis atteint-elle en 1914-1918 une masse critique telle que l’on puisse raisonnablement parler de résistance » ? (p.23). La question est d’intérêt et n’est pas sans répercussions sur l’historiographie de la Seconde Guerre mondiale puisqu’en maints départements français, l’action clandestine est si embryonnaire lors des premiers mois d’occupation qu’elle pourrait bien, en cas de réponse négative, se voir par ricochet disqualifiée de « résistance ». Certes, toutes deux ont en commun d’être des phénomènes minoritaires mais il est indéniable que l’ampleur joue ici un rôle déterminant dans le concept : « un nombre important de petites actions individuelles constituent autant d’actes de résistance, mais ne suffisent pas à faire émerger à elles seules un phénomène résistant, dont une dimension est précisément l’action organisée, et par conséquent la mise en réseau d’individus » (p. 24). A cette question, E. Debruyne répond par l’affirmative en citant quelques organisations qui, pour être des exceptions, n’en répondent pas moins à la définition « quantitative » du réseau. Ainsi de la Dame Blanche qui, opérant pour le compte du War Office britannique, compte en 1917-1918 pas moins d’un millier d’agents, de filières d’évasion telle que celle d’Edith Cavell qui regroupe une centaine d’individus,  ou encore de La Libre Belgique qui grâce à l’action de plus de 700 personnes parvient à paraitre, contre vents et marées, de février 1915 à novembre 1918 (p. 24-25).

La différence est ici marquante suivant que l’on se place au nord ou au sud du Quiévrain puisque seulement une personne sur 10 impliquée dans le renseignement est française. Même constat en ce qui concerne la presse clandestine qui ne compte que deux titres avérés en France, contre 77 en Belgique. E. Debruyne explique cette différence par la proximité des départements français occupés avec le front, rendant encore plus compliquée la moindre activité clandestine. Néanmoins, pour l’auteur, si celle-ci est de toute manière sans commune mesure dans son ampleur avec ce qui peut être observé pendant la Seconde Guerre mondiale, il n’en demeure pas moins que ce phénomène répond aux critères du concept de « résistance ». Il s’agit certes d’une résistance embryonnaire, incomplète puisque le volet armé en est absent, mais il s’agit bel et bien d’une « résistance » (p. 29-30).

Enfin, preuve supplémentaire que ce concept est éminemment complexe et ne saurait sans doute être circonscrit à la seule Seconde Guerre mondiale, E. Debruyne rappelle que le terme de « résistance » apparait également sous la plume des … Allemands, pour qualifier leur opposition à l’occupation franco-belge de la Rhür. Or, sur ce point, on sait combien cette période a pu constituer une épreuve initiatique pour nombre de dignitaires nazis. Pour ne citer qu’un exemple touchant de près la Bretagne, mentionnons le cas de Werner Brest10. Encore une fois, c’est sans doute une perspective dynamique, un temps beaucoup plus long, qui permet de réellement définir le concept de « résistance ». Et l’on appuiera à ce propos la démonstration de l’auteur concernant l’espionnage, pratique essentielle de l’Armée des ombres pendant la Seconde Guerre mondiale mais éminemment déconsidérée avant la Première (p. 17). C’est donc bien au cours de cette dernière que se dessine, encore une fois, la lutte clandestine moderne, dont le renseignement est un élément essentiel. Si l’action armée demeure encore en 1914 l’apanage exclusif des militaires – les atrocités allemandes11 jouant ici un rôle majeur (p. 22) –, il n’en demeure pas moins que la pratique observée pendant ces quatre années en Belgique occupée peut être assimilée à une certaine forme de « résistance ».

En définitive, E. Debruyne produit là un article majeur qui, gageons-le, sera amené à faire date dans l’historiographie. Ce faisant, il démontre combien doivent être confrontés les deux conflits mondiaux, ce dont devrait d’ailleurs s’inspirer tant les commémorations officielles que la communauté scientifique dans son ensemble, afin de moderniser les discours délivrés. Pour ne citer qu’un exemple, on sait le retentissement formidable du travail de G. Eismann sur l’hôtel Majestic, siège du Militärbefehlshaber in Frankreich durant la Seconde guerre mondiale12. Mais à la lumière des travaux d’E. Debruyne, on comprend aisément combien serait profitable une monographie consacrée au gouvernement militaire allemand à Bruxelles pendant les deux guerres mondiales, étude qui, à notre connaissance, reste encore à mener.

Erwan LE GALL

DEBRUYNE, Emmanuel, « Combattre l’occupant en Belgique et dans les départements français occupés en 1914-1918 », Vingtième Siècle, Revue d’histoire, n°115, 2012-3, p. 15-30.

 

1 Outre au catalogue encore consultable aux Archives départementales des Côtes-d’Armor, on renverra à « In Memoriam : 1914-1944 à Saint-Brieuc », Annales de Bretagne, Tome 71, n°2, 1964, p. 336-339.

2 DEBRUYNE, Emmanuel, et VAN YPERSELE, Laurence, Je serai fusillé demain. Les dernières lettres des patriotes belges et français fusillés par l’occupant. 1914-1918, Bruxelles, Racines, 2011 ; KRIVOPISSKO, Guy, et MARCOT, François, La vie à en mourir : Lettres de fusillés, 1941-1944, Paris, Tallandier, 2003. 

3 Sur cette question la synthèse incontournable demeure HUGUEN, Roger, Par les  nuits les plus longues. Réseaux d’évasion d’aviateurs en Bretagne 1940-1944, Spézet, Coop Breizh, 2003.

4 Sur cette question, se rapporter à Debruyne, Emmanuel « Patriotes désintéressés ou espions vénaux ? Agents et argent en Belgique et en France occupée, 1914-1918 », Guerres mondiales et confits contemporains, n°232, octobre-novembre 2008, p. 25-45, en ligne.

5 Afin de ne pas surcharger l’appareil critique, les références à cet article sont simplement indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

6 Parmi les études les plus emblématiques citons notamment SAINCLIVIER, Jacqueline, La Résistance en Ille-et-Vilaine (1940-1944), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1993 (Thèse 1978) et BARCELLINI, Serge, « La Résistance française à travers le prisme de la carte de CVR », in DOUZOU, Laurent, FRANCK, Robert, PESCHANSKI, Denis et VEILLON, Dominique, La Résistance et les Français, Villes, centres et logiques de décision, Actes du colloque de Cachan, novembre 1995, Paris, IHTP, 1995, p. 151-181.

7 DOUZOU, Laurent, « La Résistance et le monde rural : entre histoire et mémoire », Ruralia, n°4, 1999, en ligne.

8 MARCOT, François, « Pour une sociologie de la Résistance : intentionnalité et fonctionnalité », in PROST, Antoine (Dir.), La Résistance, une histoire sociale, Paris, Les Editions de l’Atelier, 1997, p. 21.

9 LABORIE, Pierre, « Qu’est-ce que la Résistance ? », in MARCOT, François (Dir.), LEROUX, Bruno et LEVISSE-TOUZE, Christine (avec la collaboration de), Dictionnaire historique de la Résistance, Paris, Robert Laffont, 2006, p. 37.

10 HERBER, Ulrich, Werner Best, un nazi de l’ombre, Paris, Tallandier, 2010.

11 Sur cette question se rapporter à la synthèse incontournable HORNE, John et KRAMER, Allan, Les Atrocités allemandes, Paris, Tallandier, 2005.

12 EISMANN, Gaël, Hôtel Majestic. Ordre et sécurité en France occupée (1940-1944), Paris, Tallandier, 2012.