Un homme extraordinaire

 

Au début des années 1990, alors que l’on découvre une révolution venue de Seattle, un déferlement de guitares saturées dont les hérauts sont Nirvana et Pearl Jam, sans oublier Neil Young et son furieux Crazy Horse auteurs du génialissime Mirrorball, les ondes françaises diffusent en boucle une ritournelle consacrée à un homme extraordinaire, efficace mélodie composée par un groupe dénommé Les Innocents :

« On se souviendra/

De ceux qui commettent un crime/

Un jour/

De tous ces chasseurs de primes/

Et puis/

D'oublier la vie/

D'un homme extraordinaire »

Assez mièvre, cette chanson est bien entendue très éloignée de l’avant-garde culturelle que constituait alors le grunge. Pourtant, elle semble s’appliquer parfaitement à la passionnante biographie qu’A.-L. Anizan consacre à Paul Painlevé1. Aujourd’hui oublié, celui-ci s’y révèle en effet être un homme tellement extraordinaire qu’on en vient presque à en suspecter une certaine forme d’innocence de l’auteur : « Même usé par les ans, Painlevé continue d’être un Janus : le politique, aussi actif soit-il, n’a jamais éclipsé l’intellectuel » (p. 375). A l’en croire, l’homme est si extraordinaire que « l’historien en vient à conclure qu’il fut […] un visionnaire » (p. 381).

Pourtant, à l’aube du XXIe siècle, le nom de Paul Painlevé est le plus souvent associé à une voie publique, essentiellement un boulevard ou une avenue, preuve néanmoins d’une certaine stature. Les plus cultivés savent peut-être que cet hommage est censé rappeler le souvenir d’un homme d’état de la Troisième République mais gageons que rares sont ceux à savoir que l’individu en question est inhumé au Panthéon. Or c’est précisément par ces funérailles nationales que débute l’ouvrage d’ A.-L. Anizan. Ce faisant, l’auteur ne fait que constater l’échec de la Panthéonisation de Painlevé en tant que vecteur du souvenir, y compris au niveau académique, puisqu’avant ce livre seul un collectif dirigé par R. Franck et C. Fontanon interrogeait le grand homme en tant qu’objet d’histoire2. Profitons d’ailleurs de l’occasion pour saluer la constance éditoriale des Presses universitaires de Rennes puisque ce volume était publié en 2005 par cette même maison, au sein de l’excellente collection Carnot.

D’une certaine manière, la carrière brillante de Paul Painlevé est assez banale. Parvenu aux plus hauts sommets de l’Etat, cet homme de gauche n’est pas tout-à-fait l’enfant du peuple qu’il prétend être (p. 27-28). Point de clone de Gavroche ici mais plutôt un rejeton de la petite bourgeoisie exceptionnellement doué pour les études et pour qui l’Affaire jouera, comme pour tant d’autres, le rôle de déclencheur d’engagements. Car la notoriété de Paul Painlevé ne provient pas du champ politique. Au contraire, il est un homme de la « société civile » qui utilise son aura médiatique comme levier pour interférer sur ce dernier (p. 45). En cela, il est une figure assez moderne qui n’est pas sans évoquer certaines trajectoires actuelles.

Normalien, agrégé, docteur, distingué par l’Institut, Professeur au Collège de France, Paul Painlevé est avant tout un grand savant. Certes, il est vite happé par la politique avec cette Affaire Dreyfus qui bouscule tout sur son passage – les pages consacrées à la déposition de P. Painlevé lors du procès de Rennes sont remarquables (p. 49 et suivantes) – mais ce n’est pas tant cette nécessité de l’engagement qu’une personnalité complexe qui le pousse à sortir de son laboratoire. En effet, il semble rapidement s’ennuyer dans sa discipline de prédilection et se rêve en homme de lettres (p. 41-42).

Poète à la destinée contrariée, Paul Painlevé est incontestablement un homme courageux qui n’hésite pas à se mettre lui-même physiquement en danger, pour mieux appuyer ses convictions. Ainsi, lorsque militant de l’aviation alors balbutiante il n’hésite pas à participer lui-même à des vols, alors que les accidents sont encore nombreux et le plus souvent mortels (p. 57). Ou encore en septembre 1914 lorsque député du Ve arrondissement de Paris, il refuse de suivre le gouvernement fuyant vers Bordeaux et demeure dans sa circonscription.

Paul Painlevé est donc remarquable, tant par son intelligence que par son courage. Pour autant, sa fulgurante ascension interroge. Mondain, il fréquente assidument de nombreux salons même s’il semble se tenir éloigné de Ploubazlannec, alias Sorbonne-Plage (p. 71). En quelques années, il côtoie les Borel, Curie, Langevin, sommités de ce temps. Sur le plan de la méthode, l’analyse que livre A.-L. Anizan de la sociabilité de Painlevé est remarquable et masque, derrière l’apparente simplicité du propos, un inouï travail d’archives. Mais on peut se demander si en dehors de cette formidable trajectoire ne se cachent pas d’autres ressorts.

Paul Painlevé. Library of Congress. LC-DIG-ggbain-38382.

Entré en politique, Painlevé connait là encore une ascension fulgurante. Elu député sans passer ni par les cases « échec » ou encore « mandat local », il fait une entrée fracassante au Palais Bourbon. Sa première prise de parole est d’autant plus précoce en séance publique qu’elle consiste en une interpellation d’Aristide Briand (p. 104). Si on veut bien admettre la grande notoriété de Painlevé et l’immense prestige que lui confère sa carrière scientifique, si on ne souhaite pas mésestimer ni ses talents, ni sa force de travail, on est en revanche plus sceptique par rapport à l’aptitude parlementaire à laisser autant de champ à un jeune collègue tout juste élu, quelle que soit encore une fois son incontestable auctorictas. Il n’est en effet pas certain que la course aux maroquins soit compatible avec ce genre de largesses. Certes A.-L. Anizan admet (p. 99) que son sujet d’études est ambitieux. Pour autant, au vu de son parcours, cette dimension peut paraitre insuffisamment soulignée.

Ainsi, au lieu de fourbir ses armes dans d’obscures commissions parlementaires traitant de domaines aussi techniques que confidentiels, Painlevé est choisi par le groupe Républicain-socialiste pour siéger au sein de commissions prestigieuses telles que celles traitant du Suffrage universel ou de l’Armée. L’auteur peut insister sur l’important travail effectué en commission (p. 104), il n’en demeure pas moins que du fait du projet de loi sur la représentation proportionnelle d’une part, et le regain de tension internationale d’autre part, ces deux commissions constituent d’excellent tremplins et sont, par conséquent, très recherchées. Et là encore, on s‘étonne d’une vision d’une Chambre qui « sait rapidement exploiter les compétences du savant » (p. 108), notamment dans le domaine militaire, comme si le cursus honorum du personnel parlementaire était géré avec la rationalité d’un directeur des ressources humaines plaçant tel ou tel à tel ou tel poste en faisant fi des intrigues et des considérations politiciennes.

Mais il est vrai que Paul Painlevé est difficilement saisissable : réformiste (p. 92 et suivantes), républicain plus que socialiste (p. 95), moins laïc que positiviste (p. 97). Homme de gauche, il n’est pas un théoricien politique. Il ne laisse presque pas d’écrits qui rendraient l’analyse idéologique plus aisée. Il est un objet d’histoire d’autant plus difficile à circonscrire qu’il ne fait pas partie de ceux qui considèrent les textes du parti comme des dogmes mais de ceux qui, au contraire, les appréhendent comme des programmes susceptibles de subir des adaptations (p. 98-99). De même, il est incontestable que le grand homme n’est pas dénué de mérites. S’il ne voit pas la guerre venir, comme tant d’autres – quoiqu’il paraisse être beaucoup plus clairvoyant à propos de la montée des périls (p. 381-386) – il sait en revanche l’anticiper, notamment du point de vue de la mécanisation et de l’emploi de l’artillerie de gros calibre (p. 117-118). De même, dès 1917, il semble prédire quasi prophétiquement la paix de Versailles et ses conséquences (p. 221 et 226).

C’est d’ailleurs cette foi en la technique qui lui fait résoudre sans doute plus rapidement que d’autres l’équation tactique du champ de bataille de la Première Guerre mondiale et le rapproche, devenu ministre de la Guerre, de Pétain (p. 179 et suivantes). A.-L. Anizan n’hésite pas à ce propos à avancer que c’est Painlevé, alors éphémère président du Conseil, qui « fixe le cap conduisant à la victoire de 1918 » (p. 220). Il est vrai que les réalisations du grand homme sont importantes. On peut ainsi insister sur l’institution des correspondants de guerre qui s’effectue sous son égide (p. 196-199) et qui marque un véritable tournant dans la « guerre de l’information ». Opposé à Nivelle, Painlevé profite de l’échec du Chemin des Dames pour imposer le vainqueur de Verdun. De ce point de vue, l’action de Painlevé est assez claire puisqu’elle se place dans la droite ligne de ce qu’il accomplit en tant que ministre des Inventions intéressant la Défense nationale (p. 149-175). Mais elle parfois plus difficile à saisir tant ce pragmatique peut brouiller les pistes. Ainsi, lorsqu’il s’agit de réprimer les mutineries de 1917, si Painlevé se refuse à rétablir les cours martiales supprimées en 1916, il accepte toutefois des mesures exceptionnelles d’une grande sévérité (p. 189) tout en agissant personnellement pour sauver certains condamnés (p. 190). Ce sont bien les circonstances qui dictent sa conduite. Ce durcissement des procédures se comprend certes dans le contexte particulier de l’été 1917 mais tranche néanmoins singulièrement avec l’ensemble des mesures prises en faveur du « moral du soldat », notamment sur les permissions (p. 192-193). Paradoxal, Painlevé l’est également sur le plan international puisque ce grand ami des Etats-Unis salue la Russie « régénérée » née de la chute du Tsar, ce qui ne l’empêche pas d’envoyer, en tant que ministre de la Guerre, les brigades russes du front occidental au camp de la Courtine, avec les conséquences que l’on sait (p. 200-207).

Paul Painlevé dans son bureau, en 1917. Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, EI-13 (573).

Président du Conseil pour quelques semaines en 1917, ce républicain socialiste obtient la confiance de la droite mais bénéficie d’une abstention lourde de sens de la part de la majorité des socialistes (p. 228). Là encore, la figure de Paul Painlevé se révèle bien complexe. Pourtant, bien que brève, sa présidence se caractérise là encore par une certaine modernité, notamment en ce qui concerne la création d’une administration dédiée (p. 239).

Mais la grande affaire de Paul Painlevé reste probablement cette attaque du 16 avril 1917. S’il pressent le drame que cette offensive stratégique se révèle très vite être, il ne fait rien pour l’empêcher, respectueux du principe « selon lequel le titulaire de la rue Saint-Dominique dirigeait la guerre et non les opérations » (p. 220). Louable, ce principe nous semble pouvoir expliquer doublement l’amnésie collective dans laquelle repose aujourd’hui Paul Painlevé. En effet, bien qu’il se soit toujours montré sceptique sur cette attaque, bien qu’il soit un adversaire résolu de Nivelle et de ses conceptions offensives, il n’en demeure pas moins qu’il est alors ministre de la Guerre et, en tant que tel, qu’il porte une certaine responsabilité dans cette affaire, responsabilité mais culpabilité dira des décennies plus tard une ministre. Or c’est précisément cette responsabilité qui, sitôt sa mort survenue, viennent entacher les hommages posthumes adressés à Paul Painlevé (p. 220). C’est également sur ce point que décident d’attaquer ses adversaires politiques lors de la campagne pour les élections législatives de 1919, moment politique d’une rare violence excellemment bien rapporté par A.-L. Anizan (p. 244-246). De même, on notera que distinguer la direction de la Guerre de celle des opérations est d’une certaine subtilité et il n’est pas certain, justement, qu’une telle complexité soit propice à une bonne diffusion dans la mémoire collective.

Paul Painlevé a probablement une vie trop dense, trop riche, trop difficile à cerner – ce que reflète d’ailleurs parfaitement cet ouvrage – pour que son souvenir puisse être aisément conservé. Antithèse parfaite de Georges Clémenceau, qui lui succède d’ailleurs à la présidence du Conseil, son souvenir pâtit certainement de l’ombre du Tigre. De plus, il est probable que sa proximité avec Pétain constitue après la Seconde Guerre mondiale un écueil difficilement contournable alors que les nostalgiques de Vichy s’emparent de la figure du « Vainqueur de Verdun » pour faire oublier la Révolution nationale, la collaboration et le renoncement aux idéaux républicains. De même, il est probable que son engagement en faveur de la ligne Maginot (p. 363-366), sa sévère répression de la révolte du Rif, qui ne prend jamais à ses yeux l’aspect d’un mouvement de libération nationale (p. 336-338), ou encore le fait qu’il offre à Pierre Laval sa première expérience ministérielle, alors que celui-ci était encore un homme de gauche, ne plaident probablement pas en faveur de la propagation du souvenir de ce grand homme.

Au final, on ne peut que conseiller la lecture de cet excellent ouvrage qui, entre autres mérites, permet de suivre les tractations politiques pendant la Première Guerre mondiale, manœuvres qui confirment que rapidement l’Union sacrée cesse d’être autre chose qu’une posture. Pour autant, on ne nous enlèvera pas de l’idée que le dossier Painlevé est loin d’être clos. Non pas que la biographie d’A.-L. Anizan ne soit pas un travail de grande valeur – bien au contraire – mais il nous semble que le sujet même de cette étude est tellement vaste qu’un seul ouvrage, aussi brillant soit-il, ne peut en faire le tour. En cela, Paul Painlevé est bien un homme extraordinaire.

Erwan LE GALL

ANIZAN, Anne-Laure, Paul Painlevé, Science et politique de la Belle Epoque aux années trente, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.